Naissance de Léon Blum

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Par Pascal Ory, de l’Académie française


 

Dans la mémoire collective des Français le nom de Léon Blum reste associé au Front populaire. Rien de plus justifié si l’on considère l’importance, sur le long terme, des réformes engagées pendant cette courte expérience d’« exercice du pouvoir » – pour reprendre une formule blumienne de 1926 par laquelle il distinguait ce stade de celui de la « conquête » (révolutionnaire) et de celui de l’« occupation » (purement défensive). Mais cette réduction ne rend pas compte de la richesse d’un destin que le rapport au politique ne définit pas tout entier.

Entrée tardive dans la vie politique

Blum n’entre dans la politique active qu’à l’âge de quarante-deux ans, quand il devient chef de cabinet du socialiste Marcel Sembat, ministre dans le gouvernement d’« union sacrée » de 1914. Et on ne peut le considérer comme un dirigeant qu’une demi-douzaine d’années plus tard, au lendemain du congrès du Parti socialiste SFIO tenu à Tours, où il a pris la parole au nom de ceux qui refusent l’adhésion à la nouvelle Internationale, dominée par Moscou : « Pendant que vous irez courir l’aventure, il faut que quelqu’un reste garder la vieille maison ». Les deux fonctions qu’il exerce dès lors au sein de cette organisation disent beaucoup sur le statut qui va être le sien aux yeux de ses camarades : il n’en sera jamais le secrétaire général mais le coordinateur (secrétaire puis président) du groupe parlementaire et, surtout, jusqu’à sa mort, le directeur politique du Populaire, quotidien du parti. Son magistère est donc fondamentalement intellectuel.

Cette figure s’éclaire dès que l’on prend en considération l’itinéraire de Blum avant son choix de 1914. Pour ses contemporains, c’est, à l’évidence, celui d’un homme de lettres. Dans les années 1890 il est l’un des piliers de la Revue blanche, carrefour de l’avant-garde française de l’époque, aux côtés d’un Gide, d’un Jarry ou d’un Debussy. À la veille de la guerre il s’est fait un nom comme essayiste (Du Mariage, texte féministe qui fit scandale) et, par-dessus tout, comme critique dramatique. On sait qu’il a des sympathies politiques à gauche, libertaires puis socialistes, qu’il s’est éloigné de son maître Barrès en choisissant le camp dreyfusard et qu’il a symboliquement adhéré au nouveau parti socialiste unifié autour de Jaurès, mais rien n’annonce chez lui le primat ultérieur du politique. Une bifurcation, cependant, préfigure la suite : ses études finales ne l’ont pas porté vers les lettres (il entre à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm mais n’y reste pas) mais vers le droit. Reçu en 1895 au prestigieux concours du Conseil d’État il y puise matière à réflexion sur le « service public ».

Un programme de réformes sociales ambitieux

Ce souci d’une éthique sociale transposable en termes juridiques explique ses choix politiques. Rejoindre Jaurès signifie pour lui choisir une conception ouverte et du socialisme et du parti, qui s’exprimera très clairement au congrès de Tours et que confirmera son dernier ouvrage (À l’échelle humaine, 1945), écrit à la lumière de l’expérience traumatique de la Seconde guerre mondiale, placé sous l’égide réformiste de la « démocratie sociale ».

Toutes ces caractéristiques se retrouvent pleinement dans les principales initiatives du gouvernement qu’il préside en 1936. Le théoricien des Lettres sur la Réforme gouvernementale engage une réforme de longue haleine visant à créer une « École nationale d’administration », destinée à démocratiser l’accès à la haute fonction publique. Le socialiste réformiste élargit avec l’Office du Blé et, plus encore, avec les Accords Matignon, une politique d’intervention de la puissance publique dans les mécanismes économiques et les relations de travail (c’est tout le sens du mot « Matignon »). L’homme de lettres choisit comme ministre de l’Éducation nationale le jeune Jean Zay, à l’origine de plusieurs projets touchant à ce que l’on commence à appeler à cette époque la « politique culturelle ». L’ambitieux programme de « congés payés » à quoi on résume parfois son bilan gouvernemental est d’autant plus à l’image de Blum que c’est à lui qu’on doit son inscription – et celle, corrélative, d’une politique des « loisirs » – dans le programme de 1936.

Léon Blum face à la haine antisémite

La violence des oppositions auxquelles se heurta cet homme de subtilité et de modération aurait de quoi surprendre si l’on oubliait un élément capital : l’antisémitisme. Les attaques, pouvant aller jusqu’aux appels au meurtre, plurent sur lui. Elles atteignirent un sommet en 1936, où il échappa de peu à un lynchage, et en 1942, où elles l’exposèrent en bonne place dans le procès politique que Vichy organisa à Riom, mais dont Blum retourna l’accusation si brillamment que les Allemands contraignirent Pétain à suspendre le procès sine die et transformèrent l’accusé en otage en le déportant à Buchenwald.

À la Libération Léon Blum reviendra dans la vie politique de son pays transfiguré en caution morale de la nation. La poursuite, depuis lors, d’une république à l’autre, d’une politique d’« État-providence » a confirmé l’existence d’une tradition politique rattachable au socialisme réformiste. Mais les partis politiques qui pouvaient se réclamer d’une filiation blumiste ont rarement pu accéder à l’ « exercice du pouvoir ».

 

À lire :

Berstein, Serge, Léon Blum, Fayard, 2006.

Missika, Dominique, Je vous promets de revenir : 1940-1945, le dernier combat de Léon Blum, Paris, Robert Laffont, 2009.

Ory, Pascal, La Belle illusion. Culture et politique sous le signe du Front populaire, 1935-1938, Plon, 1994 ; rééd. CNRS Éditions, 2016.

Salat-Baroux, Frédéric, Blum le magnifique, L’Observatoire, 2021.

 

Crédits photos :

Illustration de la page d’accueil : Congrès socialiste : discours de Léon Blum en 1932 ©WikiCommons 

Illustration du chapô : Le Siècle au fil du timbre : société, 1936 – Les congés payés ©La Poste

Illustration de la notice générale : Gouvernement Léon Blum – juin 1936 ©WikiCommons

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