Naissance de la réalisatrice Alice Guy

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Par Clara Auclair, docteure en études culturelles et visuelles, spécialiste de l’histoire du cinéma des premiers temps


C’est très émue qu’Alice Guy reçoit, en mars 1957, l’invitation de la Cinémathèque Française, qui organise une soirée en son honneur. Depuis plus de vingt ans, elle travaille à inscrire son nom et sa carrière dans une histoire du cinéma qui s’écrivait sans elle et semble enfin y parvenir. Le lendemain du gala, elle écrit dans son journal : « Après des années d’oubli, grâce à Louis Gaumont, le monde du cinéma me redécouvre. Grande soirée à la Cinémathèque. Hommage à la première femme metteur en scène. Présentations, discours, visite du chef de Cabinet ou Ministre. Magnifique buffet. Je fais mon possible pour répondre gracieusement à tous. Mais à qui ferais-je comprendre, même aux miens, ce que je ressens. Peut-être un peu de vanité en surface, mais en moi-même, je sais bien la valeur de tout cela ! Que n’ai-je choisi la philosophie du grillon… mais le papillon n’a pas choisi son sort. » (Alice Guy-Blaché, note manuscrite datée du 16 avril 1957, Alice Guy Blaché Collection, MoMA). Suivant ce premier hommage, Alice Guy profite pendant quelques années d’une notoriété retrouvée, avant que la maladie ne l’emporte en mars 1968. Elle avait alors 95 ans. Retour sur la vie et la carrière d’une grande femme de cinéma.

Gaumont et les débuts du cinématographe

Alice Guy passe son enfance entre la Suisse et le Chili. Elle se passionne pour la lecture très jeune, entourée de livres et des histoires que lui racontent sa grand-mère puis sa nourrice chilienne. De retour à Paris et après la mort de son père en 1891, elle se forme à la sténodactylographie. C’est comme secrétaire qu’elle est d’abord embauchée par Léon Gaumont en 1894. Dans les bureaux du Comptoir général de la photographie (qui deviendront par la suite, la société L. Gaumont et Cie.), Alice Guy assiste à la course effrénée pour l’invention de l’image animée. Elle raconte que c’est selon sa propre initiative et avec l’accord de Gaumont qu’elle tourna son premier film, La Fée aux Choux, en 1896. Si cette date lui est parfois contestée, une chose est sûre : les responsabilités d’Alice Guy à la maison Gaumont se multiplient rapidement, et elle se consacre bientôt uniquement à l’écriture et la production de saynètes pour le cinématographe. En 1902 elle prend la direction du premier théâtre de prises de vues des studios Gaumont. Elle y supervise la totalité de la production Gaumont jusqu’en 1907, et tourne des centaines de films, muets et sonores.

Le succès américain des productions Solax

Alice Guy émigre aux États-Unis en 1907, aux côtés de son mari Herbert Blaché, envoyé par Gaumont à Cleveland pour développer l’exploitation du Chronophone. Alice Guy ne restera pas longtemps sans tourner : en 1910 elle fonde sa propre compagnie, Solax, et loue les locaux partiellement inutilisés de Gaumont à Flushing (NY) pour réaliser ses films. Les productions Solax rencontrent beaucoup de succès aux États-Unis, si bien qu’Alice Guy agrandit dès 1911 en faisant construire de nouveaux studios à Fort Lee dans le New Jersey, alors épicentre du cinéma américain naissant. Plusieurs facteurs précipitèrent la fin de Solax : l’arrivée de la guerre en Europe, qui bouleversa la production cinématographique mondiale, et un changement drastique dans l’organisation du cinéma américain, de plus en plus centralisé, ce qui rendit le travail des indépendants comme Solax difficile. Le couple Blaché résiste cependant : ils louent leurs locaux à d’autres productions et écrivent et mettent en scène des films pour d’autres compagnies. C’est pendant cette période qu’Alice Guy dirige de grands noms du cinéma muet comme Olga Petrova, Alla Nazimova et Bessie Love. Il nous reste trois longs métrages, malheureusement incomplets, de cette période de la filmographie d’Alice Guy : The Ocean’s Waif (1916), The Empress (1917) et The Great Adventure (1918).

En quête d’une reconnaissance française

À partir de 1917, les difficultés s’accumulent : l’entrée en guerre des États-Unis, les infidélités de son mari, plusieurs épidémies touchant ses enfants… Après un court passage en Californie pour tenter de sauver sa carrière et son mariage, Alice Guy divorce et rentre en France en 1922. Elle espère alors réintégrer les studios à Paris, mais le monde du cinéma français a bien changé depuis 1907. Alice Guy est forcée de se réinventer. Elle vend d’abord tous ses biens puis publie des nouvelles, des résumés de films et des traductions d’œuvres pour des magazines féminins. Ses enfants, maintenant en âge de travailler, la soutiennent financièrement. Elle écrit, toujours, pour le cinéma, et compose des scénarios de films qui ne verront jamais le jour. À partir des années 1930, elle commence une nouvelle quête : raconter son histoire et retrouver ses films. Alice Guy ne parviendra pas à publier ses mémoires de son vivant, et retombera dans l’oubli après une courte période de reconnaissance à la fin de sa vie. Depuis les années 1970, la mémoire de sa carrière a été de nombreuses fois réactivée et elle est devenue le symbole d’une historiographie féministe voulant faire la lumière sur la place des femmes, souvent invisibilisées, dans l’histoire du cinéma.

 

À lire :

Clara Auclair. “Alice (re) writing history: the Alice Guy Blaché Collection at the Museum of Modern Art Film Study Center” dans Collected Memory: Histories of the French Film Industry in Fort Lee, New Jersey, Thèse de doctorat, University of Rochester, Université Paris Cité, 2023.

Alison McMahan. Alice Guy Blaché. Lost Visionary of the Cinema. New York, London: Continuum, 2002.

Jane Gaines. Pink-Slipped. What Happened to Women in the Silent Film Industries? Women and Film History International. Urbana: University of Illinois Press, 2018.

Gianati, Maurice. « Alice Guy a-t-elle existé ? » Alice Guy, Léon Gaumont et les débuts du film sonore. New Barnet, Herts, UK : John Libbey Publishing, 2012.

Alice Guy. Autobiographie d’une pionnière du cinéma (1873-1968). Présentée par l’association Musidora (Nicole-Lise Bernheim/ Claire Clouzot). Paris : Denoël/Gonthier, 1976.

(Réédition : Alice Guy, La Fée Cinéma. Autobiographie d’une pionnière. Paris : L’imaginaire / Gallimard, 2022.)

Francis Lacassin. « Madame Cinéma n.1. Un épisode niçois de l’aventure d’Alice Guy. Pour une contre-histoire du cinéma. Tome II. Aix-en-Provence : Rouge profond, 2023.

Joan Simon ed. Alice Guy Blaché, Cinema Pioneer. New Haven, London: Yale University Press, 2010.

Aurore Spiers. « My name is Alice Guy. The « Musidora » Collective and Women’s Film History. » Feminist Media History, Vol. 8, Number 3, pps. 155-177. 2022.

 

Crédits photos : 

Illustration de la page d’accueil : Alice Guy aux Etats-Unis en 1918 © Fonds Thierry Peeters | Signatures

Illustration du chapô : Caméra Gaumont à Griffes à magasins extérieurs (1908) © Institut Lumière de Lyon | WikiCommons 

Illustration de l’article : Le Gaumont Palace en 1914 © Bibliothèque nationale de France, département Estampes et photographie | Gallica

 

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