Naissance de l’architecte Henri Sauvage

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Par Jean-Baptiste Minnaert, professeur d’histoire de l’art contemporain à Sorbonne Université et directeur du Centre André-Chastel (UMR 8150)


Henri Sauvage (10 mai 1873-21 mars 1932) est l’un des rares architectes de sa génération à avoir su renouveler constamment ses conceptions esthétiques et sa pratique professionnelle. S’il a certes été formé à l’École des beaux-arts à partir de 1892 dans l’atelier de Jean-Louis Pascal, sa notoriété a éclos sur les chemins de traverse de l’Art nouveau, à la leçon rationaliste de Frantz Jourdain, l’architecte des grands magasins de la Samaritaine.

Naissance d’un architecte

Grâce à l’entregent et surtout l’exigence de Jourdain, Sauvage passe du dessin de papiers peints pour l’entreprise de son père, à la réalisation de meubles, puis de deux salons au Café de Paris (1899), du pavillon de la danseuse Loïe Fuller à l’Exposition universelle de 1900, ou du magasin du décorateur Jansen (1901). La villa qu’il construit pour l’ébéniste Louis Majorelle à Nancy (1898-1902) est saluée dans toute l’Europe comme un chef d’œuvre de l’Art nouveau. Sauvage est vite considéré comme l’un des principaux architectes français du premier tiers du xxe siècle.

Henri Sauvage a produit une œuvre cependant plus complexe que ce qu’en a longtemps énoncé l’historiographie dominante. De 1902 à 1916, il est associé avec Charles Sarazin dont la famille apporte les commandes qui assurent la prospérité de l’agence, comme l’immeuble du 17, rue Damrémont (1902), la villa Océana à Biarritz (1904, détruite), la villa Natacha à Biarritz (1907), autres jalons de l’Art nouveau. Des réalisations longtemps inédites comme la villa Wenger-Sarazin à Versailles (1905) montrent un Sauvage arbitrant entre son goût de l’Art nouveau et celui de ses clients. Cela se traduit par une méthode de projet qui reste éclectique dans la juxtaposition, voire la discontinuité des motifs constructifs et décoratifs.

Une nouvelle esthétique

L’Art nouveau apparaît vite comme un univers esthétique restreint. Les réalisations les moins connues du tandem, et qui sont d’ailleurs les plus importantes, comme l’hôtel des Terrasses au Tréport (1912) ou le Palace Hôtel de Monterrey (1912), souvent développent une esthétique académique décomplexée. Sauvage & Sarazin, mus par un engagement social et par l’exigence d’hygiène de l’habitat, se diversifient aussi dans les immeubles d’habitations à bon marché, en particulier le 7, rue de Trétaigne (1904) dont le principe de charpente en béton armé apparente et de remplissages en briques inspirera le logement social jusque dans les années 1960.

La France des années 1910 voit l’émergence d’une esthétique nouvelle. L’immeuble Majorelle au 124, rue de Provence (1913), les cinémas Gambetta Palace (1920) et Sèvres (1921), les magasins 2 et 3 de la Samaritaine (1925-1930), le Studio-Building du 65, rue La Fontaine (1930) avec son carrelage d’une audacieuse polychromie, et bien sûr les pavillons réalisés à l’Exposition internationale des arts décoratifs de 1925 (pavillon Primavera, galerie Constantine) signalent Henri Sauvage comme l’un des inventeurs de ce que l’on nommera plus tard l’Art déco. Ce qui renouvelle aussi sa célébrité, c’est le système de construction en gradins, inventé en 1909. Les hygiénistes immeubles à gradins parisiens du 26, rue Vavin (1913) et du 13, rue des Amiraux (1913-1930) recouverts de carrelage métro immaculé, renouvellent les standards de l’architecture bourgeoise pour l’un, de l’habitat ouvrier pour l’autre. Ce dernier accueille en son centre une piscine spectaculaire.

La méthode rationaliste

Entamé au milieu des années 1890 à l’échelle artisanale des papiers peints et du mobilier Art nouveau, le parcours protéiforme d’Henri Sauvage se poursuit par l’Art déco qui atteint la monumentalité avec la Samaritaine, et passe au colossal avec de gigantesques projets de structures à gradins comme l’immeuble Métropolis (1928). Ce parcours en vient à l’échelle industrielle avec l’étincelante réussite des chantiers de la Samaritaine et surtout du magasin Decré à Nantes (1931) construit en trois mois. Zélateur de l’industrialisation de l’architecture, Sauvage dépose une quinzaine de brevets de 1912 à sa mort.

Henri Sauvage est nimbé dès sa jeunesse d’une renommée internationale qui le signale aux historiens comme l’un des grands précurseurs du Mouvement moderne promu par la génération suivante d’architectes tels Le Corbusier, comme l’un des annonciateurs de l’industrialisation du secteur du bâtiment après 1945, ainsi que le visionnaire ayant pavé la voie des grands immeubles à gradins élevés dans les années 1960-1980 par Jean Balladur à la Grande Motte, par Andrault & Parat à Évry, ou par Jean Renaudie et Renée Gailhoustet à Ivry-sur-Seine. Célébrée dès les années 1970 par la protection de nombre de ses réalisations au titre des monuments historiques, l’œuvre d’Henri Sauvage semble néanmoins pétrie de contradictions. Qu’y a-t-il de commun entre l’onirique villa de Louis Majorelle à Nancy et les prototypes brevetés de maisons en série en tubes d’amiante-ciment Eternit (1929-1931) ? Ces contradictions sont superficielles, car toute l’œuvre est traversée par une exigeante méthode rationaliste. Dessinateur d’une grande acuité et surtout grand constructeur, Henri Sauvage a toujours comme réinventé son métier à chacun des programmes qu’il a traités. De là vient le fait qu’il n’ait eu une « patte » aussi reconnaissable que celles de son ami Hector Guimard ou de son cadet Michel Roux-Spitz. Le principe de l’œuvre d’art total, le soin des détails, la rigueur constructive et la hardiesse des partis ont été ses principes.

À lire :

Jean-Baptiste Minnaert, Henri Sauvage le rationaliste, Collection Carnets d’architectes, Paris, Éditions du Patrimoine, 2011, 192 p.

Jean-Baptiste Minnaert, Henri Sauvage, l’exercice du renouvellement, Paris, IFA, Norma, 2002, 416 p.

Jean-Baptiste Minnaert, The Architectural Drawings of Henri Sauvage, New York, Garland, 1994, 2 vol., 514 et 387 p.

François Loyer, Hélène Guéné, Henri Sauvage. Les immeubles à gradins. Setbacks Buildings, Bruxelles, Paris, AAM Éditions, IFA, 1987, 159 p.

Maurice Culot, Lise Grenier (dir.), Henri Sauvage (1873-1932), Bruxelles, Paris, AAM, SADG, 1976, 253 p.

Crédits photos :

Illustration de la page d’accueil : 1912-1913. Immeuble d’habitation, rue Vavin, Paris 6e (avec Charles Sarazin, arch.) : vue extérieure, n.d. (cliché Dominique Delaunay) © Archiwebture/Cité de l’architecture/Fonds Henri Sauvage

Illustration du chapô : Portrait d’Henri Sauvage, n.d. (cliché anonyme) © Archiwebture/Cité de l’architecture/Fonds Henri Sauvage

Illustrations de l’article : 

Bannière : 1898-1902. Villa Jika pour Louis Majorelle, Nancy (Meurthe-et-Moselle) : vue ext. et plans du rez-de-chaussée et du 1er étage (extrait d’un imprimé ?), n.d. (cliché anonyme) © Archiwebture/Cité de l’architecture/Fonds Henri Sauvage

Corps de l’article :

Orfèvrerie : élévation d’une cafetière en argent, n.d. © Archiwebture/Cité de l’architecture/Fonds Henri Sauvage

Série d’illustrations démontrant les avantages de la construction en gradins (1914 – ). Dessin schématique : vue en perspective d’une terrasse d’un immeuble à gradins, n.d. © Archiwebture/Cité de l’architecture/Fonds Henri Sauvage

Bibliographie : 1925-1929. Nouveaux magasins de La Samaritaine, quai du Louvre, Paris 1er : élévation sur la rue de la Monnaie, 30 juin 1926 (éch. 1:100) © Archiwebture/Cité de l’architecture/Fonds Henri Sauvage

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