Rouault peint l’univers sordide des cirques ambulants et des filles de rue avant de s’intéresser après 1905 à la violence des tribunaux vis-à-vis des démunis et de ses conséquences. Une forte empathie pour les plus humbles, soutenue par une vigoureuse foi catholique, lui fait rencontrer l’écrivain Léon Bloy dont il a lu le chef-d’œuvre « La Femme Pauvre ». Le style flamboyant et sans concessions de ce dernier, l’encourage à poursuivre une voie en quelque sorte « sociale » du fauvisme duquel il est rapproché par sa présence dans « la cage aux fauves » du salon des Indépendants de 1905. Ce sont les années les plus fulgurantes de son œuvre picturale bien qu’elles ne constituent qu’une première étape.
Le projet d’une vie : « Miserere »
Le peintre a pour habitude d’être d’un perfectionnisme tel qu’il s’impose sans cesse de reprendre ses œuvres. Si un collectionneur ou un marchand ne lui achètent pas ses œuvres, il y travaille de longues années. Rien n’est plus facile que de distinguer ses œuvres des premières années qui sont de légères et fulgurantes aquarelles de ses peintures à partir des années vingt jusqu’au milieu des années cinquante où la matière picturale s’est accumulée ou point d’en faire de très épais tableaux qui n’en sont pas moins irradiants de couleur et de poésie. Car Rouault est avant tout un peintre. Le grand marchand Ambroise Vollard (1866-1939) parvient à lui acheter l’exclusivité de son atelier ce qui a le faux avantage pour l’artiste de le libérer de toute préoccupation matérielle mais l’enchaîne au marchand. D’autant plus que Vollard a pris soin de l’installer au dernier étage de son hôtel particulier, rue de Martignac, ce qui le conduira, après la mort accidentelle du marchand, à devoir récupérer son œuvre dans un retentissant procès que le peintre gagnera.
Mais Vollard est aussi un éditeur d’ouvrages de grand luxe. Dès avant la Première Guerre mondiale, il commande à Rouault l’illustration et la gravure pour plusieurs de ses livres, ce que Rouault accepte à condition qu’il lui permette de réaliser ce qui sera le « Miserere » : un cycle de gravures dont le fond est l’immense désastre humain, matériel et moral de la Première Guerre mondiale. Ce sera, avec « la Suite Vollard » de Picasso, l’un des chefs-d’œuvre de l’art moderne. Rouault y travaillera plus de trente ans et la plupart de ses essais serviront de support et de point de départ à ses peintures.
Une postérité en demi-teinte
Après la Seconde Guerre mondiale, Rouault est un des artistes français les plus célébrés par les grandes institutions à travers le monde. On le reconnaît pour la grande qualité picturale de ses œuvres, une sorte de hiératisme intériorisé et un sens incomparable de la couleur, qu’il s’agisse de scènes de rue ou de ses « Pierrot » et « Paysages bibliques ». Les thèmes de la guerre, de l’exil ou de la solitude résonnent dans l’esprit de ses contemporains, comme celui du cirque et des artifices de l’existence. Sans en avoir jamais fait partie, il est associé à la conscience existentialiste des années cinquante, sans parvenir, cependant, à y être rattaché. Il n’en recevra pas moins des funérailles nationales à sa mort le 13 février 1958, un honneur qui sera offert à très peu de peintres. Son grand âge – il est né la même année que Marcel Proust – et son catholicisme revendiqué ne permettent plus aux nouvelles générations de s’identifier à son parcours. C’est peut-être ce dernier point qui gênera une pleine perception de son œuvre dans un temps où la vision de l’art moderne se fonde désormais sur le formalisme et le refus de toute tradition, fût-elle spirituelle. Rouault n’en est pas moins un des peintres les plus importants de ce même art moderne. Il est « un peintre pour peintres » selon l’expression consacrée, dont l‘intérêt ne s‘est jamais complètement démenti et dont l’œuvre fera sans aucun doute l’objet de nombreuses redécouvertes.