Naissance de Charles Péguy

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Par Éric Thiers, président de l’Amitié Charles Péguy


Charles Péguy est né le 7 janvier 1873 à Orléans. Il y a cent cinquante ans. Cela peut paraître lointain. Mais l’œuvre de cet écrivain, l’un des plus importants du XXe siècle, résonne avec notre époque.

La jeunesse de Péguy, d’Orléans au Quartier latin

Très vite orphelin de père, Charles Péguy a été élevé par sa mère et sa grand-mère dans un milieu pauvre. Ce fils d’une rempailleuse de chaises est un excellent élève et l’un de ses maîtres va lui obtenir une bourse pour aller au lycée. Le parcours scolaire de Péguy, qui le conduit à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (ENS), est l’illustration parfaite de ce que la République a pu faire de mieux : la possibilité de s’émanciper par les études.

Jeune normalien, Péguy s’illustre par son engagement politique. Socialiste à tendance libertaire, il prend fait et cause pour Dreyfus, n’hésitant pas à faire le coup de poing contre les étudiants d’extrême-droite antisémites qui dévalent la Montagne Sainte-Geneviève. Le caractère bien trempé et, pour tout dire, le charisme de Péguy font tout de suite comprendre à ses camarades qu’il y a là un destin qui va se jouer.

Délaissant le parcours classique d’un normalien voué à l’enseignement, Péguy se lance dans le combat politique en fondant une librairie et une maison d’édition socialistes au cœur du Quartier Latin. Proche de Lucien Herr, bibliothécaire de l’ENS, figure tutélaire du socialisme, Péguy rompt cependant avec ces cercles, en refusant la discipline intellectuelle que le mouvement socialiste s’unifiant entend imposer aux militants et aux organes de presse.

Les Cahiers de la quinzaine : « Dire bêtement la vérité bête »

Dès lors, Péguy décide de créer les Cahiers de la Quinzaine, revue dans laquelle il entend « dire bêtement la vérité bête » et où il publiera ses textes et accueillera des auteurs comme Romain Rolland, Daniel Halévy, André Suarès… C’est aux Cahiers qu’il consacre sa vie entière, se confondant totalement avec ce qu’il nomme une amitié ou une cité. Péguy est un homme-revue, qui demeure toujours en marge parce qu’il ne veut se vendre à personne, au risque d’être isolé, pauvre, désespéré aussi.

De 1900 à 1914, c’est dans cette revue qu’il publie son œuvre où se mêlent la politique, la philosophie, le journalisme, la critique littéraire, l’histoire, la théologie, la poésie… On y trouve les grands textes en prose de Péguy : De Jean Coste (1902), Notre patrie (1905), Notre jeunesse (1910), Victor-Marie Comte Hugo (1910), L’Argent (1913)… Y figurent aussi ses grandes œuvres poétiques Le Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc (1910), Le Porche du Mystère de la deuxième vertu (1911), le Mystère des Saints innocents (1912), La Tapisserie de Sainte Geneviève et de Jeanne d’Arc (1912), Eve (1913)…

L’œuvre de Péguy est insaisissable d’un seul coup d’œil tant elle est riche et profonde. C’est un continent entier, où l’on trouve l’influence de Bergson, Michelet, Hugo, Corneille, Homère… mais surtout une singularité sans pareille. Péguy c’est Péguy. Il est incomparable.

On a souvent vu en lui un prophète. Il l’est ; non pas qu’il annonce l’avenir mais il voit ce qui se joue en profondeur et qui est en train de surgir. Ce socialiste, dreyfusard, patriote, républicain, catholique, porte sur le monde moderne un regard intransigeant : le règne de l’argent, l’endoctrinement, les totalitarismes, les massacres à grande échelle, le mensonge d’Etat, la censure… Péguy n’a de cesse de dénoncer les pentes qui nous conduisent inexorablement. Face à cela, il en appelle à la dignité et à la liberté au nom d’un idéal de justice commun à son engagement socialiste puis à sa foi chrétienne.

Charles Péguy, catholique et patriote, mais écrivain de l’universel

Péguy meurt au tout début de la Grande guerre, le 5 septembre 1914. C’est cette fin prématurée qui scelle sa postérité. Il reste pour beaucoup un écrivain patriote et catholique disparu dans les premiers jours du conflit, comme Alain-Fournier, son ami. Péguy aura fait son devoir de Français dans une guerre qu’il n’appelait pas forcément de ses vœux mais qu’il avait vu venir dès 1905.

Peu connu de son vivant, mais ayant réuni autour de lui de fervents lecteurs, il demeure essentiel dans notre paysage littéraire et intellectuel. Il aura été parfois mal compris, voire récupéré. Vichy a tenté de se l’accaparer au prétexte qu’il était catholique et patriote. Mais, dès juin 1940, des hommes comme Edmond Michelet entrent en résistance en se référant à Péguy. L’Amitié Charles Péguy, association qui œuvre pour faire connaître son œuvre, est d’ailleurs créée en 1942 dans la clandestinité pour faire pièce à cette récupération. Péguy aura profondément influencé Charles de Gaulle. Des écrivains ou des philosophes comme Bernanos ou Emmanuel Mounier, fondateur du personnalisme, s’inscrivent dans sa lignée. De manière plus contemporaine, on trouve parmi les péguystes, aussi bien Alain Finkielkraut qu’Edwy Plenel, Jacques Julliard, Yann Moix… Deleuze et Guattari s’y réfèrent. Bruno Latour aussi. Comme si cette œuvre était partagée par une confrérie discrète qui se reconnaît dans un style et une pensée à proprement parler hors du commun.

Péguy est surtout un créateur, qui sait conjuguer singulier et universel. On peut lire son œuvre comme une immense confession, une vie offerte dans son intimité, à livre ouvert. Il faut lire ses pages sur l’enfance, si fragile et si forte pourtant. Tout comme celles consacrées au parti des hommes de quarante ans, cet âge terrible où nous devenons ce que nous sommes, pour reprendre la belle formule de Péguy. À son amour caché et malheureux pour Blanche Raphaël, nous devons la Ballade du cœur qui a tant battu, l’un de ses textes les plus touchants. Au-delà de l’image austère qui peut être la sienne, en barbiche et lorgnons, on découvre un être profondément fraternel, sensible et tendre, qui plus est capable d’un humour féroce. Oui, Péguy est aussi un auteur comique.

À la hauteur d’un Montaigne, d’un Kafka, d’un Proust, d’un Pessoa, d’un Joyce, Péguy est un écrivain universel. Il livre son monde intérieur en le confrontant à celui qui l’entoure. Péguy n’a trouvé qu’une solution pour apprivoiser cette tension entre singulier et universel, entre lui et le monde : le langage et sa beauté.

Lire Péguy est un cheminement, parfois ardu, toujours récompensé. C’est l’auteur d’une vie, la sienne, et par sa générosité – car il faut être généreux pour s’exposer ainsi – il peut devenir l’auteur d’une autre vie, la nôtre.

Crédits photos :

Illustration de la page d’accueil : Portrait de Charles Péguy par Jean Pierre Laurens, 1908, Achat de 1959. Centre Pompidou, Paris, Musée National d’art moderne-centre de création industrielle. En dépôt au Centre Charles Péguy depuis 1962 © WikiCommons

Illustration du chapô : Charles Péguy dans sa boutique des Cahiers, 1910 – 1911 © Centre Charles Péguy

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