« La parfaite raison fuit toute extrémité » : François La Mothe le Vayer aux sources de la comédie moliéresque

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Article de Claude Bourqui, professeur de littérature française à l’Université de Fribourg, spécialiste du XVIIe siècle, éditeur (avec G. Forestier) des Œuvres de Molière dans la Bibliothèque de la Pléiade


 

Épicurisme, certes, anti-stoïcisme à coup sûr, mais également scepticisme : parmi les courants philosophiques qui irriguent les comédies de Molière, le dernier nommé occupe une place privilégiée. D’Ariste (L’École des maris) à Béralde (Le Malade imaginaire), en passant par Cléante (Le Tartuffe) ou même Sganarelle (Le Cocu imaginaire), les propos d’obédience sceptique frappent par leur récurrence. Molière, il est vrai, ne se distingue pas sur ce point de la littérature mondaine de l’époque de Louis XIV qui, dans son ensemble, affiche les mêmes convictions. 

François La Mothe le Vayer : un philosophe du « Grand Siècle »

Faut-il pour autant négliger l’influence qu’a pu exercer le philosophe François La Mothe le Vayer (1588-1672), à la fois figure éminente de la Cour et maître à penser des esprits « déniaisés » ? De ses Neuf dialogues faits à l’imitation des Anciens (1630) à ses Soliloques sceptiques (1670), son œuvre, composée de plusieurs dizaines de titres, s’est attachée continuellement à faire la démonstration des vertus de la suspension d’esprit, fondée sur une étendue maximale des connaissances.

Certes, au moment où Molière donne à la scène ses principales comédies, Le Vayer n’est plus dans sa prime jeunesse et n’occupe plus la fonction éminente de précepteur de Monsieur, frère du Roi. Mais sa production ne connaît pas de ralentissement : les années 1660 voient la parution de plusieurs essais, parmi lesquels sa Prose chagrine (1661). Ces publications ont forcément attiré l’attention de Molière, fin observateur de la vie intellectuelle de son temps. Il est même probable que ce dernier connaissait le célèbre philosophe de près : Monsieur, le frère du Roi, avait patronné la troupe à la fin des années 1650, ce qui avait dû occasionner de fréquents contacts entre le précepteur et le comédien. En outre, les deux hommes faisaient partie d’un même réseau diffus de libres penseurs (Cyrano de Bergerac, Sorbière, Bernier, Rohault). Surtout, Molière avait adressé publiquement à son illustre aîné un sonnet de consolation sur la mort de son fils, décédé en 1664.  

Ce qui est certain en tout cas, c’est que les comédies de Molière mettent en scène certaines idées qu’on peut facilement mettre en rapport avec des propos de La Mothe le Vayer, jusque parfois dans leur formulation précise.

Philinte, Chrysalde, Béralde ou Cléante, porte-paroles

d’une modération d’inspiration sceptique

C’est le cas en premier lieu des principes de modération sceptique énoncés par les personnages que la critique a parfois qualifiés de « raisonneurs »  : « Des moeurs du temps mettons-nous moins en peine » objecte Philinte à Alceste dans Le Misanthrope, en lui rappelant que « la parfaite raison fuit toute extrémité » . Ariste dans L’École des maris, Chrysalde dans L’École des femmes, Cléante dans Le Tartuffe, Béralde dans Le Malade imaginaire, invitent eux aussi leurs vis-à-vis à adopter un point de vue distancié et à ne pas prendre trop à cœur les aléas de l’existence. La leçon s’applique, du reste, aux cas concrets de la vie quotidienne. Ainsi Sganarelle ou Arnolphe sont-ils incités à envisager avec sérénité l’épreuve que constitue le cocuage, qui n’est au fond qu’ « un chagrin qui n’a nul fondement », totalement tributaire de « La façon de recevoir la chose ».

Ces principes amènent tant Molière que La Mothe le Vayer à jeter un discrédit absolu sur ce qu’on appelle au XVIIe siècle l’opiniâtreté (i.e. l’attachement absolu à ses convictions). Rien de pire que d’être « ferme dans la dispute »  à la manière du Thomas Diafoirus du Malade imaginaire, ou de refuser radicalement d’ « être entrainé hors de son sentiment » , ainsi que s’en fait fort l’Alceste du Misanthrope. Il en va de même pour la bravoure militaire : le courage dans l’affrontement physique n’est après tout que l’emportement immodéré d’« esprits colériques » et ne saurait être considéré comme une vertu, de l’avis d’un vrai sceptique.

Du scepticisme mondain au refus de la doctrine :

l’expression d’une liberté morale authentiquement subversive

Mais le scepticisme, tel que le conçoit La Mothe le Vayer et tel que le met en scène Molière, s’étend bien au-delà des enjeux individuels. Le refus de l’opiniâtreté conduit au rejet des pratiques obsessionnelles d’acquisition et d’exhibition du savoir – autrement dit, ce que les milieux mondains réprouvent sous le nom de pédantisme. Ce rejet du pédantisme confine parfois à la misologie (la logique et les subtilités de la pensée sont toujours ridicules chez Molière et chez Le Vayer), conteste la possibilité des progrès de la science et surtout remet en cause le principe d’un soutien du pouvoir royal au monde savant.

Enfin l’attitude sceptique amène à aborder la question religieuse sous un angle critique. Molière, non moins que La Mothe le Vayer, ébranle les fondements de la religion et de l’Église, en jouant continuellement de l’amalgame entre croyances et foi religieuse, en instillant la méfiance envers les miracles, en créant des suspicions d’imposture et en affirmant que le rôle de la religion ne doit pas s’étendre au-delà de la piété personnelle et des pratiques cérémonielles.   

 

Crédits photos :

Illustration de la page article : Portrait de François de La Mothe Le Vayer, Robert Nanteuil © Wikimédia Commons 

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