Marcel Proust et l’école (article)

RETOUR AU DOSSIER

Article de Emmanuelle Kaës, maître de conférences en grammaire et stylistique à l’Université de Tours


 

Marqué du sceau du génie littéraire, Marcel Proust est aussi un produit de l’École de la IIIe République, dont les programmes font une large place à la littérature classique, au latin et aux exercices de rhétorique, l’étude des auteurs modernes se substituant progressivement, sous l’action réformatrice de Jules Ferry, à l’imitation des modèles antiques.

 

Parce que Proust était un élève à la santé fragile et souvent absent, issu d’un milieu de grande bourgeoisie très cultivée, il est entendu que son œuvre ne devrait rien à sa formation scolaire. En réalité, les signes de l’investissement de l’institution scolaire par sa famille sont nombreux : sa scolarisation, dès avant le collège, à l’école enfantine Pape-Carpantier qui pratique une pédagogie innovante fondée sur l’écoute et l’observation des enfants, suivie d’une scolarité poussée de la 5e à la licence de droit et de philosophie à la Sorbonne, la pratique des cours particuliers jusqu’à l’université, et enfin, la probable fréquentation par sa mère Jeanne des premiers cours secondaires publics pour jeunes filles.

De son entrée en cinquième en 1882 à son baccalauréat en 1889, Proust est élève du lycée Condorcet qui accueille les enfants de la bourgeoisie financière et commerçante de l’ouest de Paris. L’ambiance y est libérale, le proviseur laisse ainsi les élèves choisir leur classe de rhétorique. Dans ses Souvenirs, le camarade de Proust, Robert Dreyfus, oppose « les sévères principes des grands établissements de la rive gauche » aux « aimables coutumes de Condorcet ». Proust y sera marqué en classe de rhétorique par l’enseignement littéraire de Maxime Gaucher : chroniqueur à la Revue bleue, il jouit au lycée du prestige d’un « homme de lettres ». Mais Condorcet n’est pas pour autant un établissement d’avant-garde : le latin, comme ailleurs, domine largement (dix heures en 5e, six heures en 4e, cinq heures en 3e) et les compositions françaises accordent une place de choix à l’histoire ancienne. La vocation littéraire naissante du collégien est cependant stimulée par la position centrale de la littérature au sein de l’enseignement secondaire à cette époque : lorsqu’il se remémore le lycée de la rue du Havre, Daniel Halévy décrit des élèves dont « la littérature ne cessait de hanter les esprits ». Et Jean Santeuil, double romanesque du jeune Proust, rêve d’entendre le professeur dire à la classe : « Vous avez parmi vous quelqu’un qui n’est pas un élève, qui est déjà un poète, qui sera un jour un grand poète. »

Seize productions scolaires de Proust, compositions françaises et plans plus ou moins détaillés, nous sont parvenues, qui donnent à voir les approches nouvelles de la littérature promues par les récentes réformes de Jules Ferry mais aussi la persistance des modèles rhétoriques traditionnels. L’élève Proust a été formé à l’art d’écrire – composer et orner – en imitant les modèles classiques, latins et français : il rédige des narrations, des lettres et des tableaux qui constituent « des exercices pratiques de littérature » et desquels émergent des formes qui deviendront caractéristiques de la signature stylistique du Proust de la maturité. Il s’approprie la langue de l’École et énonce à partir d’elle sa position de locuteur qui est celle, revendiquée, d’un futur « poète ». Son tout premier devoir, « Histoire de Denis Revolle », déjà pris dans la mémoire des textes, mobilise des réflexes qui seront ceux des futurs pastiches. L’élève de treize ans y multiplie les citations des classiques de l’École – Corneille, Racine, La Fontaine –, auxquelles il agrège des allusions à des lectures personnelles : par son sujet (un ouvrier père de famille qui tombe du toit), le devoir rappelle un épisode de L’Assommoir de Zola mais il est traversé par une « ironie de conversation » imitée du Capitaine Fracasse ; le teint « pâle, et pourtant rose » de l’épouse de Denis, souvenir d’un vers de Victor Hugo, croise le « je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue » de Bossuet, et la « morale » finale de la narration mêle références à Tacite et au Roi des Montagnes d’Edmond About. Au plan du style, l’ensemble de ses copies montre déjà une nette prééminence de la phrase longue et complexe, souvent au service de la description de la noirceur psychologique des personnages, qui contrevient à l’idéal scolaire de la phrase brève ou moyenne associée aux qualités de clarté et de sobriété. C’est en tout cas l’impression qui domine la réception de ses devoirs en classe de rhétorique. Un de ses camarades, Pierre Lavallée, témoigne : « Je me souviens des dissertations de Marcel, riches d’impressions et d’images […] avec leurs phrases chargées d’incidentes et de parenthèses, qui exaspéraient M. Cucheval et intéressaient tant M. Gaucher. […] Ce fut la joie de ses derniers jours d’avoir découvert parmi ses élèves un écrivain-né. » (Corr., IV, p.3).

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut