« Marc Julia était enseignant et chercheur, indissociablement »

RETOUR AU DOSSIER

Article de Jean-Noël Verpeaux, professeur honoraire de chimie à l'ENS de Paris, ancien directeur de la direction d'appui à la structuration territoriale de la recherche au CNRS


C’est en septembre 1971 qu’eut lieu ma première rencontre avec Marc Julia. Je venais d’être admis à l’ENS ; M. Julia, lui-même ancien élève de cette École, avait été très récemment nommé à la direction de son département de chimie (1970) et venait d’y installer son laboratoire de recherche. J’eus immédiatement la sensation d’être devant un personnage d’une stature hors du commun : sa silhouette longiligne soulignée par une longue blouse blanche, son visage ouvert, son sourire où la bienveillance pouvait rapidement faire place à l’humour voire à l’ironie, son enthousiasme communicatif quand il parlait de la chimie et par-dessus tout son érudition, tout impressionnait et séduisait. Comme trois autres camarades, je pensais déjà m’orienter vers des études de chimie ; ce fut alors une évidence, je rejoindrai le laboratoire de Marc Julia. Après plus de vingt ans de travail, d’abord sous sa direction puis à ses côtés et encore aujourd’hui, c’est toujours avec respect, admiration et affection que je pense à lui.

« Et vous, Monsieur, si vous étiez le carbanion, vous feriez quoi ? »

Marc Julia était enseignant et chercheur, indissociablement : chercher, découvrir, faire progresser la science, mais aussi solliciter et motiver les plus jeunes en leur transmettant les connaissances acquises et en leur donnant les clefs qui leur permettraient d’ouvrir de nouvelles portes, c’est ce qu’il a fait dans tous les postes qu’il a occupés, à l’École Polytechnique et l’Institut Pasteur en début de carrière, puis à partir de 1955 en tant que Professeur à l’Université Pierre et Marie Curie ayant son laboratoire à l’ENSCP puis à l’ENS. Ses apports exceptionnels en chimie organique ont été récompensés par la médaille d’or du CNRS. Dans le discours prononcé lors de la cérémonie de remise de cette haute distinction, Marc Julia s’est adressé aux chercheurs de cet organisme : « Je voudrais leur dire que, à dose raisonnable et si l’on n’est pas étouffé par les charges administratives et le temps perdu en commissions diverses, l’enseignement est extraordinairement passionnant, par les relations entretenues avec les jeunes gens, et stimulant pour l’esprit : on approfondit remarquablement les notions que l’on doit enseigner et on en apprend de nouvelles ».

Stimulants, ses enseignements l’étaient, pour lui-même mais aussi pour ses étudiants car il n’avait pas son pareil pour rendre les cours toniques. Difficile de relâcher son attention quand il fallait suivre le discours imagé nourri de son immense connaissance de la bibliographie, parvenir à décrypter la structure des molécules souvent complexes qu’il ébauchait au tableau en quatre ou cinq traits de craie appuyés… Il fallait surtout être prêt à répondre quand, en deux enjambées, il s’approchait en demandant : « Et vous, Monsieur, si vous étiez le carbanion, vous feriez quoi ? ».

« Que les semaines aient plus de cinq jours et les jours plus de huit heures » !

En tant que directeur de thèse, il déployait la même énergie, la même exigence : donnant beaucoup de lui-même, il attendait la même implication de la part de ses doctorants. Très vite au début de ma thèse il m’a dit : « Si vous voulez réussir dans la recherche il faut que les semaines aient plus de cinq jours et les jours plus de huit heures ». J’étais prévenu ! Il suivait le travail de chacun au jour le jour, attendant les résultats avec la même impatience, la même excitation que le thésard. Il avait l’habitude de déposer sur le bureau de chacun des petites notes jetées sur papier pelure, une ou deux références bibliographiques à consulter, une nouvelle idée… Le premier travail consistait à déchiffrer son écriture ! Si la note ou une discussion précédente avait suggéré une expérience ou une série de tests à conduire, on le voyait, dès le lendemain, pousser la porte du laboratoire et s’approcher avec un « Bonjour mon p’tit Monsieur « ça-va-t-y » comme vous voulez ? ». Il fallait comprendre : avez-vous fait l’essai dont on a parlé et quel est le résultat ?

S’il était directif, il savait aussi apprécier les initiatives car l’enseignement comme la formation par la recherche qu’il dispensait visait avant tout à stimuler la réflexion et le développement personnel de ses étudiants et doctorants.

Marc Julia avait un sens aigu de sa responsabilité vis-à-vis de ses étudiants. Une phrase prononcée lors de la réception de sa médaille d’or résume bien ce sens des responsabilités et les doutes qu’il pouvait connaître quand il lançait un étudiant sur un nouveau sujet, ou dans les moments difficiles inhérents au métier de chercheur : « Suis-je en train de gaspiller les deniers du contribuable et, pire encore, le temps des jeunes gens qui m’ont fait confiance ? »

Crédits photos :

Illustration de l’article : Vue du cloître de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm (Paris), photographiée en 2020 © Wikicommons / Amandine Brige

Print Friendly, PDF & Email
Retour en haut