Manifeste des 343

RETOUR AU DOSSIER

Par Sylvie Chaperon, Professeure d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse Jean Jaurès, Membre senior de l’Institut universitaire de France


Depuis l’été 1970, le Mouvement de libération des femmes s’étend et multiplie les actions choc pour réveiller l’opinion publique et rallier de nouvelles militantes. Parmi ses revendications, la liberté et la gratuité de l’avortement tient une place centrale. Le MLF se démarque ainsi des positions beaucoup plus modérées prônées par l’ANEA (Association nationale pour l’étude de l’avortement), née un an auparavant sous l’impulsion de militant.e.s du MFPP (MouvementFrançais duPlanning Familial). À l’instar de lois déjà votées au Royaume-Uni et dans plusieurs États des États-Unis, ses représentant.es réclament un élargissement des possibilités permises par l’avortement thérapeutique, sous avis médical. Une proposition de loi, portée par le député UDR Peyret, s’en inspire. Elle suscite une levée de boucliers sur la droite et dans les rangs catholiques. L’association antiavortement Laissez les vivre est créée en novembre 1970. Le débat est donc lancé, qui polarise les médias et les partis. 

L’avortement comme un choix des femmes

Mais la nouvelle génération féministe n’entend pas laisser cette question aux experts habituels, médecins, juristes, théologiens, très majoritairement masculins. À ses yeux, l’avortement est d’abord et avant tout un choix des femmes, la condition même de la libre disposition de leur corps. Les États-généraux du magazine Elle (novembre 1970) sont par exemple perturbés par quelques féministes qui distribuent des parodies de questionnaire : « Qui est le plus apte à décider du nombre de vos enfants ? Le pape qui n’en a jamais eu ; le président qui a de quoi élever les siens ; le médecin qui respecte plus la vie d’un fœtus que celle d’une femme ; votre mari qui leur fait guili-guili le soir en entrant ; vous qui les portez et les élevez ? » 

Un groupe avortement se forme à l’automne 1970. Il rassemble la sociologue Christine Delphy, l’enseignante Anne Zelenski, la physicienne Annie Sugier, la traductrice Emmanuelle de Lesseps, la romancière Monique Wittig, etc. une quinzaine de femmes en tout. Elles sont contactées par des journalistes du Nouvel Observateur, Jean Moreau et Nicole Muchnik, qui pensent possible de publier un manifeste, pourvu qu’il soit signé par des femmes célèbres. L’idée répugne à une partie des militantes, ce serait pactiser avec la presse bourgeoise et réformiste et mettre en avant des femmes fortunées à l’abri des sordides avortements clandestins.

Gisèle Halimi, Simone de Beauvoir, et trois-cent-quarante-et-une autres signataires

Mais l’idée fait son chemin et la collecte des signatures commence. Finalement, les militantes du MLF, inconnues, dominent largement. Les figures de renom, peu nombreuses, se recrutent surtout parmi les artistes et femmes de lettres engagées : Simone de Beauvoir, qui avait réclamé dans Le deuxième sexe la liberté de l’avortement dès 1949 ; Gisèle Halimi qui a vécu des avortements particulièrement pénibles ; Christiane Rochefort et Delphine Seyrig qui ont rejoint le mouvement dès ses débuts ; etc. Si le manifeste est un mode d’action politique classique, le fait que les pétitionnaires soient exclusivement féminines est radicalement nouveau.

Le texte, rédigé à quelques mains dont celle de Simone de Beauvoir, est volontairement très court : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. » Le chiffre, exagéré, veut marquer les esprits. La phrase « je déclare avoir avorté » est particulièrement percutante, elle transforme l’avortement clandestin, vécu dans la douleur et le silence, en désobéissance civile collective et affichée. 

L’impact est très fort. De nombreux journaux reproduisent le manifeste. Charlie Hebdo demande « Qui a engrossé les 343 salopes ? » Une avalanche de manifestes s’ensuit : 252 médecins qui se prononcent pour l’avortement (Nouvel Observateur, 3 mai 1971) ; 220 gynécologues pour la libéralisation de l’avortement (Le Monde 29 07 1971). Alice Schwarzer exporte le modèle en RFA où le Stern publie le manifeste des 374 femmes (6 juin 1971). Le MLF s’associe à une manifestation internationale pour l’avortement libre et gratuit (20 novembre 1971). 

Le manifeste des 343 a réussi à redéfinir politiquement la question de l’avortement : il ne s’agit plus de savoir s’il faut libéraliser l’avortement, mais si c’est aux femmes de décider. 

À lire :

Christine Bard et Sylvie Chaperon (dir.), Dictionnaires des féministes France XVIIIe-XXIe siècle, Paris, PUR, 2017. 

Bibia PavardSi je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012. 

Bibia Pavard, « Qui sont les 343 du manifeste de 1971? », dans Christine Bard (dir.), Les féministes de la deuxième vague, Rennes, PUR, 2012, p. 71-84. 

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