Lire Le Grand Voyage quand on a vingt ans

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Récit d’Eva Raynal, docteure en lettres, enseignante-chercheuse


Traduction espagnole disponible à la suite de la version française originale.

La première fois que j’ai découvert Le Grand Voyage, cela faisait un peu plus d’un an que Jorge Semprún avait disparu et jusqu’alors son nom ne me disait rien du tout. J’avais le même âge que Gérard, le narrateur du roman et double de l’auteur : « J’ai vingt ans et j’emmerde les souvenirs », écrit-il. Je ne sais plus si moi aussi j’emmerdais les souvenirs à cette époque mais je me rappelle très bien que j’étais en khâgne et que nous avions des montagnes de livres à disséquer et à analyser semaine après semaine. Autant dire qu’il n’y avait pas vraiment la place pour des lectures autres que celles des programmes imposés. Pourtant, j’ai embarqué chez moi l’exemplaire que m’avait prêté une amie. Un jeune Espagnol exilé, fervent marxiste, étudiant en philosophie, déporté à Buchenwald pour faits de résistance ? Say no more, comrade !

Dans Comme un roman, Daniel Pennac propose dix droits imprescriptibles du lecteur, notamment celui de ne pas finir l’ouvrage ou de sauter des pages. J’ai renié tous ces droits et lu le roman d’une traite, dans une sorte d’effarement angoissé pour celui qui aurait dû se préoccuper comme moi à son âge de sa prochaine khôlle, de ses amitiés et de ses amours, et qui pourtant avait choisi la lutte armée et donc la possibilité de l’arrestation, de la torture, de la perte et de la mort. J’ai compris avec Le Grand Voyage que le sentiment d’invincibilité de nos vingt ans pouvait en certaines circonstances nous amener à nous surpasser, mais n’était aucunement en mesure de nous épargner les horreurs de l’existence.

Ce qui m’avait frappée dès les premières lignes, c’était cette écriture de l’enfermement qui reprend, peut-être inconsciemment d’ailleurs, la temporalité du récit de la Genèse. Au commencement du monde, Dieu, en remarquable organisateur, réalise l’exploit de planifier la Création sur une petite semaine, jour de repos inclus. La partition est d’une régularité admirable : il y eut un soir, il y eut un matin. À chaque nouvelle aube, un élément essentiel à la vie telle que nous la connaissons surgit : en bref, c’est la fin de l’informe et des ténèbres.

Quatre jours, cinq nuits. Un matin, c’est sûr, c’est un matin que ce voyage a commencé. Toute cette journée-là. Une nuit ensuite. Une autre nuit. Un troisième jour. Une autre nuit. Nous avançons vers la quatrième nuit, le cinquième jour. Vers la cinquième nuit, le sixième jour. Tous ces marqueurs temporels dans Le Grand Voyage n’ordonnent pas, ne créent rien. Nul oiseau dans le ciel ni de grand poisson dans les eaux, mais tout près, trop près de Gérard et de ses compagnons d’infortune, les fumées des crématoires et les latrines. Le récit naît dans l’informe et dans les ténèbres, au milieu de « cet entassement des corps dans le wagon ». La destruction des individus est déjà à l’œuvre, la mise à l’épreuve de ce que Robert Antelme nommait « l’irréductibilité de l’espèce humaine » commencée depuis l’arrestation par la Gestapo. Dieu vit tout ce qu’il avait fait et cela était très bon, nous dit la Genèse. Gérard, lui, voit tout ce qui a été et sera défait, et ce n’est pas bon du tout. Chemin inverse de la Création, le voyage/roman s’achève par la descente aux enfers du héros : « Sous la lumière glacée éclatant en gerbes mouvantes, [i]l faut quitter le monde des vivants, […] quitter le monde des vivants, quitter le monde des vivants ».

Le deuxième élément qui avait retenu mon attention, c’était « le gars de Semur ». Le seul phare dans la nuit de ce récit en route vers le camp, la preuve tangible que même au cœur du pire, une fraternité demeure possible. Le gars de Semur, ce jeune résistant si pragmatique, si ingénieux, « prodigieusement réconfortant » commente Gérard, face au désespoir et aux petites haines suscitées par la promiscuité du wagon de déportation. On ne connaîtra ni son nom ni son visage. Qu’importe, puisqu’en partageant tout ce qu’il a avec le narrateur sans se poser de questions, le gars de Semur devient un symbole éternel. Mon esprit exalté de jeune marxiste y lisait déjà la solidarité transcendant les classes et les nationalismes : l’alliance du prolétaire français des campagnes et du rouge espagnol bourgeois et urbain ! Oui, le camp serait dur, très dur même, mais les camarades, les copains, omniprésents d’ailleurs tout au long des œuvres sempruniennes, aideraient à surmonter l’insurmontable. Or, non seulement le gars de Semur meurt dans les bras de Gérard avant même l’arrivée à Buchenwald, mais en plus, il n’existe pas. C’est une créature de papier. Jorge Semprún le reconnaît tout au long de ses récits et le répète en entretien : « Refaire seul ce voyage était trop dur ; j’avais besoin d’une compagnie. » (Jorge Semprún, « Guerre, camps, Shoah : l’art contre l’oubli ? », Le Monde des Débats, mai 2000). Nul ne peut lui reprocher ce désir d’avoir voulu en finir, au moins dans l’espace romanesque, avec cette solitude intolérable.

Dix ans plus tard, et bien qu’épluché durant la thèse et enseigné à l’université auprès d’étudiants de licence effrayés par ce mal radical dont ils reconnaissent sans peine toute l’actualité, Le Grand Voyage demeure mon ouvrage favori de Jorge Semprún. Il est l’un des récits m’ayant permis d’appréhender à la petite hauteur de mes vingt ans l’univers concentrationnaire. Mais il est aussi un de ces drames enfouis de la lecture dont on ne se remet jamais vraiment.

Version espagnole : 

Leer El largo viaje a los veinte años

La primera vez que descubrí El largo viaje, fue poco más de un año después de la desaparición de Jorge Semprún, y hasta entonces su nombre no significaba nada para mí. Yo tenía la misma edad que Gérard, el narrador de la novela y doble del autor: “Tengo veinte años y me cago en los recuerdos”, escribe. No recuerdo si a mí también me cagaban los recuerdos en aquella época, pero recuerdo muy bien que estaba en curso de inducción y que teníamos montañas de libros que disecar y analizar semana tras semana. En otras palabras, no había realmente espacio más que para lecturas exigidas por el programa de estudios. No obstante, me llevé a casa un ejemplar que me prestó una amiga. ¿Un joven exiliado español, ferviente marxista, estudiante de filosofía, deportado a Buchenwald por actos de resistencia? ¡Say no more, comrade!

En Comme un roman, Daniel Pennac propone diez derechos inalienables para el lector, entre ellos el de no terminar el libro o saltarse páginas. Renuncie todos esos derechos y leí la novela de un tirón, en una especie de angustiosa consternación por alguien que, como yo a su edad, debería haberse preocupado por su próximo examen, sus amistades y sus amores, y que, sin embargo, había elegido la lucha armada y, por tanto, la posibilidad de la detención, la tortura, la pérdida y la muerte. El largo viaje me hizo comprender que la invencibilidad de nuestros veinte años podía, en determinadas circunstancias, llevarnos a superarnos, pero no podía de ningún modo librarnos de los horrores de la existencia.

Lo que me llamó la atención desde las primeras líneas fue esta escritura del encierro, que retoma, quizá inconscientemente, la temporalidad de la narración del Génesis. Al principio del mundo, Dios, este notable organizador, logró la proeza de planificar la Creación en una cortita semana, día de descanso incluido. La partitura es admirablemente regular: hubo tarde y hubo mañana. Con cada nuevo amanecer, surge un elemento esencial para la vida tal como la conocemos: en resumen, es el fin de la falta de forma y de la oscuridad.

Cuatro días, cinco noches. Una mañana, eso es seguro, fue una mañana la que comenzó este viaje. Todo ese día. Luego una noche. Otra noche. Un tercer día. Otra noche. Hacia la cuarta noche, el quinto día. Hacia la quinta noche, el sexto día. Todos estos marcadores temporales de El largo viaje no ordenan, no crean nada. Ningún pájaros en el cielo, ni grandes peces en el agua, pero sí muy cerca, demasiado cerca de Gérard y sus compañeros de infortunio, el humo de los crematorios y las letrinas. La historia comienza en un algo que no tiene forma y en la oscuridad, en medio de “la pila de cadáveres en el vagón”. Ya está en marcha la destrucción de los individuos, la puesta a prueba de lo que Robert Antelme llamaba “la irreductibilidad de la especie humana”, que se lleva a cabo desde la detención por la Gestapo. Dios vio todo lo que había hecho y era muy bueno, nos dice el Génesis. Gérard, en cambio, ve todo lo que ha sido y será deshecho, y no es nada bueno. Camino opuesto de la Creación, el viaje / la novela termina con el descenso a los infiernos del héroe: “bajo la luz helada que estalla en aerosoles en movimiento, debemos abandonar el mundo de los vivos, […] abandonar el mundo de los vivos, abandonar el mundo de los vivos”.

El segundo elemento que me llamó la atención fue “el chaval de Semur”. El único faro en la noche de esta historia que acaba en el campo de concentración, la prueba palpable de que, incluso en los peores tiempos, la fraternidad sigue siendo posible. El chaval de Semur, este joven resistente, tan pragmático, tan ingenioso, “prodigiosamente reconfortante”, comenta Gérard, frente a la desesperación y el odio mezquino suscitados por la promiscuidad del vagón de deportación. No conoceremos ni su nombre ni su rostro. No importa, porque al compartir todo lo que tiene con el narrador sin cuestionarlo, el chaval de Semur se vuelve en un símbolo eterno. Mi exaltada y joven mente marxista ya podía leer en él una solidaridad que trascendía clases y nacionalismos: ¡la alianza del proletario francés del campo y el burgués y urbano español rojo! Sí, el campo sería duro, muy duro, pero los camaradas, los compadres, omnipresentes en toda la obra de Semprún, ayudarían a superar lo insuperable. Pero el chaval de Semur no sólo muere en los brazos de Gérard antes incluso de llegar a Buchenwald, sino que además no existe. Es una criatura de papel. Jorge Semprún lo reconoce a lo largo de sus relatos y lo repite en las entrevistas: “Hacer este viaje solo era demasiado duro; necesitaba compañía” (Jorge Semprún, « Guerre, camps, Shoah : l’art contre l’oubli ? », Le Monde des Débats, mai 2000). Nadie puede culparle por querer poner fin a esta soledad intolerable, al menos en la novela.

Diez años después, a pesar de todas mis investigaciones para la tesis y la enseñanza a mis estudiantes de licenciatura, asustados con este mal radical que ven como muy de actualidad, El largo viaje sigue siendo mi obra favorita de Jorge Semprún. Es uno de los relatos que me permitieron comprender el universo concentracionario desde mi corta edad de veinte años. Pero es también uno de esos dramas soterrados de la lectura de los cuales uno nunca se recupera del todo.

À lire :

Jorge Semprún, Mal et Modernité : le travail de l’Histoire, Paris, Climats, 1995.

Jorge Semprún, Le métier d’homme – Husserl, Bloch, Orwell : morales de résistance, Paris, Climats, 2013.

Ofelia FERRÁN (dir.), Gina HERRMANN (dir.), A Critical Companion to Jorge Semprún: Buchenwald, Before and After, New York, Palgrave MacMillan, 2014. 🇬🇧

Mayka LAHOZ (dir.), Destino y memoria. Cien años de Jorge Semprún, Barcelone, Tusquets, 2023. 🇪🇸

Ulrike VORDERMARK, Das Gedächtnis des Todes. Die Erfahrung des Konzentrationslagers Buchenwald im Werk Jorge Semprúns. Reihe Europäische Geschichtsdarstellungen, Köln, Böhlau, 2008. 🇩🇪

Revue de l’Université de Yale : Writing and Life, Literature and History : On Jorge Semprun, n°129, Yale French Studies, 2016. 🇺🇸

Crédits image : Prisonniers juifs réduits à l’esclavage du camp de concentration de Buchenwald 16 avril 1945 US Defence Visual Information Center © Wikimedia Commons.

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