Les Femmes savantes (1672) : un chef-d’œuvre aux ressorts complexes

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Article de Claude BOURQUI, professeur de littérature française à l’Université de Fribourg, spécialiste du XVIIe siècle, éditeur (avec G. Forestier) des Œuvres de Molière dans la Bibliothèque de la Pléiade


L’avant-dernière pièce composée par Molière est à la fois une des plus abouties, une des plus tributaires de son contexte de création et une des plus complexes sur le plan de la composition.

En effet, la nouvelle comédie proposée par la troupe du Palais-Royal au printemps 1672 frappe d’emblée par le niveau très élevé de son élaboration. Le texte est rédigé en alexandrins (Molière n’a plus écrit de pièce en vers depuis Le Tartuffe en 1669), avec un soin extrême : choix des rimes, effets de rythme, traits d’esprit, formules chocs, tout est brillamment conçu et réalisé. Au point qu’on peut considérer qu’avec L’École des femmes, Le Tartuffe et Le Misanthrope, Les Femmes savantes forment le quatuor des chefs d’œuvre en alexandrins de Molière. On sait, du reste, que cette comédie est le fruit d’une très longue gestation, puisque des témoignages indiquent que son auteur y travaillait depuis 1668.

Le pédantisme, vice rédhibitoire pour le public de Molière

Comme très souvent chez Molière, l’humour se fonde sur des questions d’actualité ou des « problèmes de société », pour utiliser un terme de notre époque. Au premier rang de ceux-ci, le rapport au savoir. Les trois femmes savantes, de même que les personnages qui les courtisent (Vadius et Trissotin), sont sujettes à un vice rédhibitoire pour le public de Molière : le pédantisme. Conformément à la tradition du personnage de pedante de la comédie italienne, elles font continuellement montre de connaissances savantes qu’elles ne maîtrisent pas et qui, en dépit du prestige qui leur est associé, les rendent incapables d’adopter les bons comportements dans la réalité. Trait remarquable, Molière fait figurer, parmi ces connaissances ineptes, la nouvelle science (autrement dit, la science moderne fondée sur l’expérimentation, la mesure et le calcul), ainsi que son fer de lance, le cartésianisme. La pensée du philosophe à la mode dans les salons des années 1660-1670 apparaît ainsi comme une variante suprême de pédantisme, en faisant étalage de conceptions abstruses sur les rapports du corps et de l’âme.

Le monstre incongru de la femme savante

Mais, aux yeux du public de Molière, le ridicule du comportement pédant est démultiplié par le fait que ses adeptes sont des femmes. En effet, il faut avoir à l’esprit que les femmes, au XVIIe siècle, n’ont pas accès à l’instruction et par conséquent qu’une femme savante est non seulement un phénomène incongru, mais même une démonstration par l’absurde des travers de la science : un monstre comique dépourvu de réalité, qui par ailleurs comporte certaines caractéristiques de ces autres personnages imaginaires qu’étaient les précieuses, dont Molière avait tiré de nombreux effets humoristiques dans ses Précieuses ridicules (1659).

Pédants et anti-pédants : un jeu complexe de contrepoints grotesques

La pièce présente dès lors une grande complexité. Molière reprend un schéma en apparence simple, qu’il avait inauguré dans L’Avare (1668) et Le Tartuffe (1669) : un jeune couple voit ses amours entravées par l’autorité parentale, qui impose à la jeune fille un autre prétendant, en parfaite adéquation avec les aspirations paternelles. Mais le parent obstacle est cette fois la mère, puisque Molière a décidé de jouer la carte de la femme savante. Ce drôle de chef de famille, totalement illégitime aux yeux des contemporains, est flanqué d’un conjoint faible et pusillanime, par conséquent ridicule. L’époux soumis n’en est pas moins critique envers le pédantisme qui règne en son foyer. Reflète-il pour autant le point de vue de Molière et de son public, alors que ses propos s’avèrent souvent grotesques ? Il joue en fait le rôle d’un contrepoint, amplifiant, sur le mode burlesque, les déclarations anti-pédantes des amoureux, lesquelles sont au diapason de l’opinion du public. Mais ces mêmes amoureux, dira-t-on, sont eux-mêmes de fervents partisans du mariage conventionnel, que Molière a souvent tourné en ridicule (L’École des femmes, Georges Dandin). C’est qu’en réalité l’union conjugale apparaît ici dans une forme idéalisée, comme le lieu de l’épanouissement sexuel que refusent les femmes savantes au nom de leur attachement aux vertus de l’esprit et de leur mépris du corps (« cette guenille », sc. II, 7, v. 539), hérité de leurs convictions cartésiennes.

À ces complications s’ajoute le fait que Molière profite de l’occasion pour livrer à l’opprobre publique un poète de premier plan de son époque, Charles Cotin (1604-1681), qu’il présente de manière très reconnaissable sous les traits du pédant Trissotin, révéré par les femmes savantes. Cet acharnement à l’encontre d’un individu privé s’explique de nos jours encore assez mal, même si on peut le mettre en relation avec les propos que Cotin avait tenus dans plusieurs de ses écrits, où il conspuait l’épicurisme, philosophie qui avait la prédilection de Molière.

 

 

 

 

Crédits photos :

Illustration de la page article : dessin issu de “Molière. Théâtre choisi. Introduction, notices et notes par F. Lavergne. Illustrations, etc.”, J. Lavergne, 1896 © Wikimédia Commons 

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