Les Alsaciens-Lorrains sous domination allemande

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Article de Eric Mension-Rigau, Professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université


 

 

Les Alsaciens-Lorrains vivent comme un traumatisme l’annexion de leur province au Reich, ratifiée par le traité de Francfort le 10 mai 1871. L’attachement de l’Alsace-Lorraine à la France devient un thème récurrent dans la littérature et la culture populaire, tant du côté français que du côté alsacien où elle est une forme de résistance à la germanisation. La prospérité économique qui s’installe à partir des années 1880, les mesures de tolérance à l’égard des racines culturelles françaises de l’Alsace, puis la loi de 1911 sur l’autonomie de l’Alsace-Lorraine affaiblissent cependant le camp des protestataires. 

La perte de l’Alsace-Lorraine provoque une grande blessure nationale. Humiliés par la défaite, les Français ressentent douloureusement l’abandon de leurs concitoyens à une souveraineté étrangère. Quelques jours après la réunion de l’Assemblée nationale à Bordeaux, le 17 février 1871, avant même l’ouverture des pourparlers de paix, les députés d’Alsace et de Lorraine, exprimant les sentiments des habitants de leurs provinces, affirment dans une déclaration solennelle leur attachement à la patrie française :  

« Nous réclamons le droit des Alsaciens-Lorrains de rester membres de la patrie française et nous jurons, tant pour nous que pour nos compatriotes, nos enfants et leurs descendants de le revendiquer éternellement et par toutes les voies. » 

C’est d’avance une protestation contre l’annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne. Le 2 mars, lors du débat de ratification des préliminaires de paix à l’Assemblée, un député du Haut-Rhin renouvelle cette protestation en déclarant aux Français : 

« Vos frères d’Alsace et de Lorraine, séparés en ce moment de la famille française, conservent à la France absente de leurs foyers une affection filiale jusqu’au jour où elle viendra y reprendre sa place. » 

Par la bouche de ses députés, l’Alsace-Lorraine enlevée à la France (l’Alsace sauf Belfort et un tiers de la Lorraine, l’actuel département de la Moselle) exprime sa souffrance. Toute une littérature développe aussitôt ce thème de l’attachement des Alsaciens-Lorrains à la France à l’exemple de « La Dernière Classe », dans Les Contes du lundi, publié en 1873, où Alphonse Daudet exalte la tristesse d’un jeune écolier alsacien entendant un matin son maître, vêtu de ses beaux habits du dimanche, déclarer avec solennité :  

« Mes enfants, c’est la dernière fois que je vous fais la classe. L’ordre est venu de Berlin de ne plus enseigner que l’allemand dans les écoles de l’Alsace et de la Lorraine. Le nouveau maître arrive demainAujourd’hui c’est votre dernière leçon de français ». 

Les vieux du village sont venus s’asseoir au fond de la classe pour remercier le maître de ses quarante ans de bons services et pour rendre leurs devoirs à la patrie qui s’en va… La langue française est « la plus belle langue du monde, la plus claire, la plus solide », et il vous faut « ne jamais l’oublier parce que, quand un peuple tombe esclave, tant qu’il tient bien sa langue, c’est comme s’il tenait la clef de sa prison » leur recommande le maître. 

Une stipulation du traité de Francfort permet à ceux qui entendent conserver la nationalité française d’exercer « un droit d’option » à condition de transporter leur domicile en France. Cette possibilité est offerte jusqu’au 1er octobre 1872. 158 000 options seulement sont enregistrées, dont une centaine de milliers deviennent effectives. Pour ces Alsaciens-Lorrains, c’est l’exil. Un million et demi d’autres se voient imposer la nationalité allemande. La résistance à la politique de germanisation se manifeste dans l’affirmation de l’identité régionale dont témoignent la création en 1898 de la Revue alsacienne illustrée qui fait connaître la culture et les traditions alsaciennes en mettant en valeur leurs racines françaises, l’ouverture à Strasbourg en 1907 du Musée alsacien et la popularité des caricatures anti-allemandes du dessinateur Hansi. 

Pour entretenir le souvenir des provinces perdues, de multiples associations, dues à l’initiative privée ou publique, sont fondées tandis que, dans les villes de France, se multiplient les noms de rues évoquant les villes d’Alsace et de Lorraine. 

Avec le temps, les sentiments protestataires des Alsaciens-Lorrains s’émoussent. Les mesures de contraintes prises envers eux sont atténuées. En 1902 l’autorisation de publier des journaux en français est accordée. La croissance économique reprend dans les années 1880. Si l’annexion a coupé les entreprises du marché français — c’est pour ne pas le perdre que des patrons alsaciens de l’industrie textile installent des usines dans les Vosges ou en Normandie —, l’industrie et l’agriculture alsacienne sont stimulées par le dynamisme de l’économie du Reich. La population augmente ; les villes se modernisent et s’agrandissent ; de vastes bâtiments publics sont édifiés dans des styles historicistes. Les Alsaciens-Lorrains bénéficient de la législation sociale avancée mise en place par Bismarck (caisses d’assurance-maladie, loi sur les accidents du travail et assurance-vieillesse-invalidité). 

Surtout en 1911, le Reichstag vote une loi qui donne à l’Alsace-Lorraine l’autonomie à l’intérieur de l’Empirel’Alsace-Lorraine est reconnue comme un Land (le 26esemblable aux autres. Comme tout autre Land elle est représentée au Bundesrat (conseil fédéral) et possède un Landtag dont l’une des deux chambres est élue au suffrage universel. Aux élections d’octobre 1911 pour former cette chambre, les protestataires sont tous battus et les élus se rangent principalement dans les deux partis qui existent dans toute l’Allemagne, le Centre et le Parti Social Démocrate. L’Alsace-Lorraine n’est plus un problème à l’intérieur de l’Empire. Mais elle continue à alimenter la rancœur et le désir de revanche de la France contre l’Allemagne. 

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