Le vivant selon Colette

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Article de Martine Charreyre, vice-présidente de la Société des Amis de Colette


Toute sa vie, Colette n’aura cessé de dire ce qu’elle doit à Sido, sa mère, de son amour du vivant et de son don d’observation. Par la magie de l’image et le juste choix des mots, Colette transforme en miracle littéraire l’injonction maternelle : « Regarde ! » Et l’évocation du monde vivant devient, sous sa plume, la révélation d’un paradis perdu.

Enfant déjà, nous dit Colette, une « impérieuse, […] sauvage et secrète tendresse me liait à la terre et à tout ce qui jaillit de son sein » (Paysages et Portraits). Elle a sa vie durant gardé ce « goût passionné pour tout ce qui respire à l’air libre et loin de l’homme – arbre, fleur, animal peureux et doux, eau furtive des sources inutiles… » (Les Vrilles de la vigne).

Tout est vivant

Pour elle, la nature est une force agissante, pourvoyeuse de découvertes, d’enseignements, de surprises et d’émotions, qu’elle ne cessera de célébrer. Toujours renouvelée, cette passion héritée de Sido sa mère, embrasse indistinctement la faune et la flore, les paysages et le ciel, les règnes,  les éléments, les signes du temps qu’il fait, du temps qui passe…

« Il n’y a qu’une bête ! » s’écrie Colette en voyant dans un documentaire des germinations en accéléré. Oui, végétale ou animale, la vie est la même, qui l’émerveille. Gestations secrètes de la chrysalide ou du cotylédon, éclosion de l’iris ou du papillon, mouvements, formes, matières, couleurs, odeurs et bruits…  les manifestations et les qualités du vivant, interchangeables, sont pour l’autrice une inépuisable source d’images : elle voit dans les coquillages des « fleurs impérissables effeuillées en pétales de nacre rose » et le muguet naissant a « deux valves de feuilles allongées en coquilles de moule ». Le vent lui-même est personnifié : ainsi « le souffle d’Ouest » est « un monstre amical », mais « la bise d’Est » est « l’ennemi ».

Une nature sans humains

De ce monde naturel qui nourrit tant de pages de son œuvre, enchante la « reine de la terre » qu’elle était enfant, prodigue à ses héroïnes blessées le refuge qui les revitalise, de ce monde, l’humain est le plus souvent exclu. À l’inverse d’une autre terrienne, George Sand, qui peuple son terroir de paysans, de labeur, de rituels et de folklore, Colette écrit un territoire idéal, vierge de toute présence humaine, où goûter le privilège de l’aube et de ses éclosions, où voir chaque nouveau paysage, vivre chaque retour en pionnière. Il y a dans cette solitude orgueilleuse un atavisme de misanthropie, voire de « sauvagerie ». Échapper au « commun des mortels », à « l’ennemi héréditaire : son semblable », c’est un penchant de famille. Alors c’est avec l’animal que naît la connivence. «Encore s’il n’y avait que la connivence… Mais il y a la préférence… » (La Naissance du jour)

Elevée parmi les bêtes par une mère qui savait leur parler, les rassurer, et lui a appris à les respecter, quelles qu’elles soient, entourée toute sa vie de chats et de chiens, curieuse et empathique à leur égard, Colette  s’indigne que l’humain, non seulement ne comprenne rien  à l’âme de l’animal, mais l’asservisse et le maltraite.  Elle reproche à cet «homme inventif, déductif, subtil » d’en savoir « moins sur la bête que son ancêtre d’il y a trois mille ans. Il vit avec elle, l’exploite, la mange, la dépèce vivante au nom de la science – c’est peu, il a établi une dictature béate sur une dizaine d’espèces, cheval, chien, chat, bovins, petits ou gros, volailles ; mais il n’entend rien du langage qu’elles parlent, alors qu’elles frémissent du tumulte, fût-il muet, de la pensée humaine » (Colette journaliste).

Alors, elle rêve aux bêtes libres loin de l’homme : « Je n’ai pas voyagé de l’autre côté du monde, j’ignore la jungle et ses hôtes, et il y a un spectacle incomparable que je ne verrai jamais : l’animal libre, libre en sécurité, l’animal qui ne connaît pas l’homme. » ( « Les bêtes et nous », Colette, Les Cahiers de l’Herne, 2023).

Dire la beauté du monde

C’est d’une écriture à la fois cinétique et synesthésique qu’elle s’empare du monde. D’une écriture qui pénètre plus qu’elle ne décrit cette nature pour en montrer le travail permanent. Aux cadres et aux plans qui structurent l’espace, à la peinture statique et organisée, elle préfère la fusion du mouvement et des sens. Les descriptions de Colette, plus impressionnistes que didactiques, sont une géographie sensorielle et mobile, parfois chorégraphiée. Du centre du jardin d’enfance où règne sa mère se reconstituent, en étoile le voisinage, le village, l’environnement. La promenade de l’aube  est un « circuit de chien qui chasse seul » à travers bois et prairies. Le voyage mémoriel dans le pays natal est une progression voluptueuse, puis onirique, une ascension irrésistible vers la « forêt ancienne, oubliée des hommes, et toute pareille au paradis ». Dans la rencontre fusionnelle avec la nature, tous les sens « jouent en faisceau ». Alors les mots épousent la sensation et produisent pour dire toute la subtilité de la nature de subtiles images, d’étonnantes synesthésies. Regard, ouïe, odorat, goût et toucher : tous nos sens sont éveillés pour percevoir : l’aube provençale, cet « instant où le lait bleu commence à sourdre de la mer, gagne le ciel, s’y répand et s’arrête à une incision rouge au ras de l’horizon » (La Naissance du jour). L’émouvante mort de la rose qui se défait dans l’ombre, et dont « le son de [la] chute, très bas, distinct, est comme une syllabe du silence » (« Flore et Pomone »). La  « vague molle de parfum [qui]  guide les pas vers la fraise sauvage […] qui mûrit […] en secret, noircit, tremble et tombe, dissoute lentement en suave pourriture framboisée dont l’arôme se mêle à celui d’un chèvrefeuille » (“En baie de Somme”, dans Les Vrilles de la vigne). Le mot « oranges » qui  suffit à « susciter, sur nos muqueuses sevrées, la claire salive qui salue le citron frais coupé, l’oseille crue, la mordante pimprenelle » (« Flore et Pomone»). Le frais du soir qui pose « une robe d’air nouveau sur la peau libre, d’une clémence qui se resserre plus étroitement […] à mesure que la nuit se ferme » (La Naissance du jour)…

Colette toujours cherche le mot « meilleur, et meilleur que meilleur », et atteint souvent le miracle espéré : « une phrase digne de ce qu’elle a voulu décrire ».

Alors oui, J.-M. G. Le Clézio a raison quand il évoque son écriture : « Le langage souple, glissant, rapide, nous enveloppe et nous attire vers ses domaines, et ce que nous découvrons est plus beau et plus fort que la réalité » (J.-M. G Le Clézio, « Voici que nous nous sentons pris comme dans un piège… », Colette, Les Cahiers de l’Herne, 2023).

À lire :

Gérard Bonal, Colette et les bêtes, Paris, Éditions Tallandier, 2019.

Martine Charreyre, Étude sur Colette, Sido et Les Vrilles de la vigne, éditions Ellipses, coll. « Résonances », 2001- Réédition 2022.

Gérard Bonal et Frédéric Maget (dir.), Cahiers de L’Herne, Colette, Paris, L’Herne, 2023 (première édition en 2011)

Martine Charreyre,« Une écriture de la sensation », Le Monde Hors-série N° 55, janvier 2023 – Colette.

Illustration de l’article : Claude Monet, Le jardin de Monet à Vétheuil, 1880 © WikiCommons/National Gallery of Art (Washington)

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