Le procès de Madame Bovary (29 janvier – 7 février 1857)

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Article de Jacqueline Lalouette, professeur émérite de l’université Lille 3, paru dans le livre des Célébrations nationales de l’année 2007


“Madame Bovary raconte l’histoire d’une femme adultère dans la Normandie du XIXe siècle” : cette phrase est aussi exacte qu’absurde pour rendre compte de toute la puissance créative qu’il a fallu à Gustave Flaubert pour transformer en chef-d’œuvre un triste fait divers de province. Madame Bovary occupe une place si importante dans le panorama de la littérature française qu’en 2006, les Célébrations nationales consacraient une notice à sa première publication en six épisodes, dans la Revue de Paris. Dès l’année suivante, Madame Bovary était remise à l’honneur à travers une notice consacrée cette fois à son procès. Depuis 165 ans, le premier roman de Gustave Flaubert est une clef essentielle pour mesurer l’écart où se loge la littérature, entre le monde réel et sa transfiguration par l’artiste. 

 

Publié en livraisons par la Revue de Paris, Madame Bovary causa à son auteur bien des tracas. Déjà frappée de deux avertissements en 1855, la revue avait reculé devant quelques scènes et opéré des coupes. Flaubert exigea l’insertion, dans le numéro du 15 décembre 1856, d’une note relative à ces mutilations, ce qui accrut sans doute la vigilance des services de la Sûreté publique. Le roman fut signalé au procureur impérial, Félix Cordoën ; ce magistrat qui, en 1853, s’était réjoui de voir la religion reprendre « la souveraine direction des âmes », estima que Madame Bovary devait être poursuivi.

Flaubert pensait que son roman, soigneusement épuré au fil des versions successives, était digne du prix Monthyon -du moins l’écrivait-il -, et qu’il servait à poursuivre la Revue de Paris, laquelle fut d’ailleurs frappée d’un mois de suspension, le 26 janvier 1857, à cause non de Madame Bovary, mais d’un article de H.B. Oppenheim sur Frédéric-Guillaume IV de Prusse. Il jugeait intolérable de devoir, lui, membre d’« une famille », fils et frère de médecins réputés, prendre place « sur le banc des filous et des pédérastes » et d’être passible d’une peine pour immoralité. Il mobilisa son frère et toutes ses relations ; de grands personnages s’entremirent, comme le prince Napoléon ou la princesse de Beauvau, qui était peut-être la maîtresse de Léon Laurent-Pichat, directeur gérant de la Revue de Paris. Mais, après un répit, Laurent-Pichat, Flaubert et l’imprimeur Pillet furent poursuivis pour infraction à l’article 8 de la loi du 17 mai 1819, qui sanctionnait « tout outrage à la morale publique et religieuse, ou aux bonnes moeurs ». Instruite par le juge Treilhard, l’affaire fut examinée le 29 janvier 1857 par la sixième chambre du tribunal correctionnel de la Seine ; les Goncourt y avaient comparu en 1853, Xavier de Montépin en 1855 ; en août 1857, viendra le tour de Baudelaire.

L’article 17 du décret du 17 février 1852 interdisait de rendre compte des débats des procès de presse. Mais Flaubert avait payé un sténographe ; quand l’édition définitive de Madame Bovary parut chez Charpentier, en 1873, il y fit inclure le réquisitoire de l’avocat impérial, la plaidoirie de son avocat, ainsi que le texte du jugement ; malheureusement, les plaidoiries des avocats de l’éditeur et de l’imprimeur, Maîtres Desmarest et Faverie, ne semblent pas avoir été conservées. En 1882, le réquisitoire d’Ernest Pinard ayant été rappelé lors d’un procès au civil intenté à Zola, à propos de Pot Bouille, l’ancien magistrat fit savoir qu’il ne reconnaissait pas « cette prétendue sténographie » : il ne reniait pas ses opinions d’antan, mais désavouait le langage qui lui était prêté.

Admettant que les expressions « offenses à la morale publique et à la religion » étaient « un peu vagues », Ernest Pinard affirma que des « esprits droits et pratiques » pouvaient les comprendre ; pour lui, la difficulté venait de l’ampleur du texte poursuivi, un « roman tout entier », qu’il résuma en insistant sur sa « couleur lascive ». Puis, examinant les pages explicitement visées, il reprocha à Flaubert d’avoir magnifié l’adultère et avili la religion par le ton voluptueux des scènes où Emma se confesse, communie et reçoit l’extrême-onction. À ses yeux, malgré les souffrances de madame Bovary, le roman était immoral, car l’héroïne « meurt dans tout le prestige de sa jeunesse et de sa beauté », sans que personne ait pu « lui faire courber la tête ». Seule la morale chrétienne, dit-il, pouvait flétrir l’adultère, ce « crime pour la famille », jamais condamné explicitement par l’auteur, et le suicide, cette expression de l’incrédulité. Après une charge contre « la littérature réaliste », offense à l’art et à la décence, il estima que « le principal coupable » n’était pas l’éditeur, premier prévenu, mais Flaubert sur qui il appela toutes les « sévérités » du tribunal.

Maître Sénard, ami de la famille Flaubert, ancien président de l’Assemblée connu pour l’abondance de sa parole : il plaida durant quatre heures, sur un ton très rigoriste. D’après lui, Madame Bovary, roman réaliste uniquement par son inspiration puisée dans la réalité, dénonçait les effets « d’une éducation donnée à une femme au-dessus de [sa] condition » et d’une mauvaise instruction religieuse, faite « de petites dévotions de tendresse », habituant les jeunes filles aux « rêvasseries », à la sensualité et ne les préparant pas aux futurs « orages de la vie ». Sans s’interroger sur les droits de la littérature, il montra que Flaubert avait suivi divers auteurs ecclésiastiques, et non des moindres, Bossuet, Massillon, qu’il avait écrit des pages moins osées que Prosper Mérimée ou Sainte-Beuve ; il s’indigna des montages de citations pratiqués par l’avocat impérial et adjura le tribunal de ne pas condamner un livre « excellent dans son ensemble », fait pour inspirer l’amour de la vertu et la haine du vice.

Le tribunal rendit son jugement le 7 février 1857. Pour les magistrats, le roman heurtait le bon goût, exposait des théories contraires aux bonnes moeurs, aux bases de la société et au respect « dû aux cérémonies les plus augustes du culte » et dépassait les limites admises par la littérature, « même la plus légère » ; il méritait donc « un blâme sévère ». Toutefois, Flaubert n’écrivant pas dans « un esprit de licence et de débauche » et protestant de son respect pour les bonnes moeurs et la morale religieuse, ils acquittèrent les prévenus et les renvoyèrent sans dépens. Savaient-ils que l’un des moyens de pression envisagés par Flaubert au début du mois de janvier, et peut-êre mis en oeuvre, consistait à répandre le bruit qu’une condamnation aurait des répercussions fâcheuses en Normandie lors des prochaines élections législatives ? D’après Maurice Dreyfous, qui disait tenir cette information de Flaubert, une peine sévère était prévue ; mais, au dernier moment, Napoléon III, attentif aux résultats électoraux, aurait exigé l’acquittement, au prix d’« un replâtrage vraiment piteux » entre les attendus du jugement, « pleins de considérants injurieux », et le verdict.

Que se serait-il passé si l’accusation avait été fondée aussi sur l’article 6 de la loi du 25 mars 1822 protégeant les « religions légalement reconnues en  France » – et pourquoi ne fut-ce pas le cas – ? Madame Bovary pâtit plus de la lascivité, de « la beauté de provocation » et des fautes d’Emma que de l’anticléricalisme brutal – mais ponctuel, il est vrai – de Monsieur Homais, très peu évoqué durant les débats, et ce, à une époque où les affaires italiennes n’avaient pas encore troublé les relations entre l’Empire et l’Église, qui inscrivit Madame Bovary à l’Index par un décret du 20 juin 1864.

En avril 1857, Flaubert publia Madame Bovary chez Michel Lévy, avec quelques modifications, en général étrangères aux attendus du jugement ; les scènes supprimées par la Revue de Paris furent réintroduites. Le livre ne fut pas poursuivi. Quant à la Revue de Paris, elle dut disparaître en janvier 1858, pour  des motifs exclusivement politiques.

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