Le Mont Saint-Michel, magnifique et redoutable sanctuaire

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Entretien écrit avec Catherine Vincent, professeur émérite à l’université Paris Nanterre, UE MéMo


– Le sanctuaire du Mont Saint-Michel est-il unique en son genre ? Ou bien peut-il être comparé à d’autres sanctuaires ?

Juché sur un îlot rocheux au milieu de l’une des plus grandes baies d’Europe, le sanctuaire du Mont Saint-Michel n’a cessé de fasciner. Avant la fondation de l’abbaye, le site était occupé par des ermites. Il présente des caractères qui le rapprochent du premier grand sanctuaire de saint Michel en Occident, le Mont Gargan : une éminence rocheuse et une grotte. Encore faut-il que de tels lieux, qui sont nombreux, aient été marqués selon la tradition par une manifestation divine, donc consacrés.

Ces caractéristiques distinguent les lieux de culte dédiés à l’archange Michel de ceux d’autres saints. Ils se retrouvent dans les chapelles hautes placées soit sur des éminences (la « Sacra » près de Turin, Aiguilhe près du Puy-en-Velay), soit dans les parties hautes des avant-nefs d’églises telles Tournus ou Jumièges. Rien d’étonnant pour une créature angélique, citée dans la Bible comme le « prince des milices célestes » qui combat aux côtés d’Israël et, dans l’Apocalypse, triomphe du dragon, incarnation du Mal. C’est pourquoi Michel est reconnu comme psychopompe, celui qui porte les âmes des défunts dans l’au-delà.

Au sein de l’ensemble des sanctuaires dédiés à saint Michel, le Mont français offre cependant des traits spécifiques liés à son histoire mais aussi à son site où les phénomènes naturels revêtent une ampleur exceptionnelle : orages, tempêtes, marées et sables mouvants en font un lieu à la fois magnifique et redoutable, nommé dans les sources médiévales le « Mont-au-péril-de-la-mer ».

– Quelles significations, symboliques ou stratégiques, le site du Mont Saint-Michel a-t-il pu revêtir pour ses occupants successifs ?

Comme tout sanctuaire, le Mont Saint-Michel est un lieu de culte dont la visite est propice au salut. Dans la tradition chrétienne, Michel incarne celui qui combat les forces du mal que symbolise le dragon. Or celui-ci n’est jamais figuré mort mais toujours vivant, car le combat est sans cesse à mener tant par l’archange que par les fidèles qui trouvent en Michel un appui dans cette lutte quotidienne. Venir au Mont, c’est donc, en raison des difficultés du voyage et des risques de l’accès, faire pénitence pour toutes les défaites dans ce combat et solliciter, pour soi et ses proches, l’intercession de Michel au moment du jugement de l’âme.

Dans le cas du Mont français, cette fonction sotériologique (c.-à-d. offrant un moyen de salut) s’est ancrée dans un « lieu de confins » qui suscita l’intérêt des pouvoirs desquels l’abbaye reçut de nombreux dons en terres, revenus, argent ou objets précieux, à l’occasion de visites. La fondation du sanctuaire (709), à l’époque des royaumes mérovingiens, est désormais interprétée comme une tête de pont implantée par les Austrasiens aux limites de la Neustrie, dont ils viennent de prendre possession. Le lieu fut ensuite disputé entre la Bretagne et la Normandie, avant d’être solidement arrimée à la seconde à partir de 931. Enfin, lors de la guerre de Cent ans, la fidélité du Mont au roi de France, au sein d’une zone occupée par les Anglais, donna au sanctuaire une valeur « nationale » et à Michel celle de protecteur privilégié des souverains.

– À quelle époque le Mont Saint-Michel est-il devenu un haut lieu de pèlerinage ? Quelles en sont les spécificités, notamment au XIe siècle, à l’époque de la construction de l’abbatiale romane ?

Au XIe siècle, au moment où est entreprise la reconstruction de son abbatiale en style roman, le Mont Saint-Michel est devenu un lieu de pèlerinage attractif. Faute de sources statistiques, on le déduit de la circulation de récits qui rapportent les circonstances de sa fondation, la substitution des moines aux chanoines en 965 et les miracles de l’archange. Dès le milieu du XIIe siècle, ces traditions sont adaptées en français par le moine du Mont Guillaume de Saint-Pair dans son Roman du Mont Saint-Michel, destiné à un large public.

Qu’ils soient latins ou vernaculaires, ces textes narratifs brossent une image très spécifique de l’archange. À la différence de ce qu’il en est dans d’autres sanctuaires, Michel ne se manifeste pas au Mont en thérapeute, ou fort peu. Il apparaît avant tout comme une figure sévère, jaloux de la protection de son sanctuaire, punissant ceux qui troublent les offices ou remportent chez eux des pierres prises sur place. Une figure exigeante, aussi, qui attend de la part de ses pèlerins une fidélité à toute épreuve ; en ce cas, Michel se montre très secourable comme envers cette femme en train d’accoucher, abandonnée par ses compagnons au milieu des grèves à marée montante, qui fut miraculeusement sauvée avec son enfant. C’est ainsi que l’austère combattant céleste se mua peu à peu en un protecteur attentif, aux origines de l’ange gardien qui guide chacun sur le chemin du salut : Jeanne d’Arc l’évoque en ces termes dans sa prison où elle sent à ses côtés la présence de Michel.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Mont-Saint-Michel, Eugnène Isabey (vers 1880) © Musée de Picardie | WikiCommons 

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