Le génie dramatique d’un auteur « de terrain »

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Article de Georges Forestier, Professeur émérite à Sorbonne Université, membre honoraire de l’Institut universitaire de France


 

Ce que Boileau avait volontairement oublié et ce que la postérité n’a pas compris en rangeant Molière dans la catégorie des auteurs « classiques », c’est que sa manière d’écrire n’avait rien de classique. Il a commencé à composer ses pièces à la manière des acteurs-auteurs italiens « professionnels » – dits pour cela comédiens dell’arte – butinant ici et là, dans les recueils de nouvelles, chez les auteurs de comédies ou dans les scénarios de commedia dell’arte, pour élaborer des intrigues qui faisaient fi des critères usuels de la composition dramatique. Il a constamment affiché son indifférence envers les règles de poétique théâtrale et ne s’est jamais préoccupé d’élaborer un corps de doctrine, ne se justifiant qu’au coup par coup, dans le feu des polémiques. Qui plus est, avant d’être accusé dans les mois suivant la création du Tartuffe (1664) de vouloir faire monter l’athéisme sur le théâtre, il n’avait jamais songé à assigner quelque intention morale à son art de la comédie, n’ayant en vue que le divertissement et le «plaisir» de l’auditoire. 

Cette indifférence aux règles a d’autant moins choqué son public qu’elle ne correspondait pas seulement à la pratique d’un acteur de terrain venu tardivement à l’écriture : elle est le propre de l’attitude « moderne », cultivée dans les salons mondains et qui allait susciter de violents débats au cours des décennies suivantes (la « querelle des Anciens et des Modernes »). Elle obéit à l’idée selon laquelle la qualité de l’œuvre ne se reconnaît que dans sa capacité à séduire le public auquel elle est destinée.

Ainsi L’Étourdi, sa première comédie en cinq actes créée à Lyon au milieu des années 1650, n’a rien de commun avec ce que proposaient à la même époque les auteurs de comédies qui triomphaient jusqu’alors sur les théâtres parisiens, les Thomas Corneille, les Scarron, les Boisrobert… Rompant avec l’usage de ces auteurs français qui puisaient dans l’immense corpus des comedias espagnoles,  Molière prit pour point de départ une commedia italienne, à laquelle il fit subir le même type de traitement que les acteurs-auteurs dell’arte appliquaient aux pièces auxquelles ils s’attaquaient : au lieu de transposer l’œuvre source en l’accordant aux règles dramatiques et aux mœurs françaises, comme faisaient les auteurs de son temps, il n’en avait retenu que la structure, ou même seulement quelques séquences saillantes, qu’il avait amplifiées avec des séquences de son cru ou d’autres provenances.

La même approche a inspiré la composition de la plupart des créations ultérieures. Le Tartuffe et Le Malade imaginaire développent des structures de canevas de la commedia dell’arte, combinées avec des schémas issus de nouvelles ou de romans; Le Festin de Pierre (rebaptisé Don Juan ou Le Festin de Pierre après sa mort) retaille un des plus célèbres spectacles des comédiens transalpins (Il convitato di pietra) en fonction des contraintes d’une pièce à machines devant comporter un décor différent par acte. Mais Molière ne s’est pas contenté de faire subir ce traitement « à l’italienne » au répertoire italien. Il a osé faire subir le même traitement aux comédies des auteurs classiques de l’antiquité. Comme les comédiens dell’arte, qui démembraient les comédies de Plaute et de Térence pour en extraire les séquences susceptibles de procurer de bons moments de spectacle, il s’est tourné vers l’Aulularia de Plaute et le Phormion de Térence pour n’en retenir que les lignes fortes de l’intrigue et les scènes les plus porteuses, insérant des inventions de son cru et des éléments étrangers : on ne reconnaît plus guère Plaute et Térence en voyant ou en lisant L’Avare et Les Fourberies de Scapin.

Quant aux comédies-ballets, elles reposent pour la plupart sur le principe de la revue, issu du modèle du « ballet de cour », qu’on retrouve dans les comédies musicales du XXe siècle. Les Fâcheux comme Le Bourgeois gentilhomme enchaînent ainsi une série de numéros parlés et dansés reliés entre eux par un lien plus ou moins fort. Dans la première, un jeune amoureux doit aller retrouver sa belle au bout d’un grand jardin public, mais il est sans cesse arrêté dans sa marche par des importuns qui veulent à tout prix lui raconter quelque chose ou l’interroger sur un sujet qui leur tient à cœur, ou encore des jardiniers-danseurs ou des joueurs de boule danseurs ; dans l’autre, un riche commerçant aspire à la noblesse, à laquelle il croit pouvoir accéder par l’argent et tous ses visiteurs sont des personnes intéressées à flatter sa folie, qui se succèdent auprès de lui.

S’agit-il d’un modèle spécifique à la comédie-ballet moliéresque ? Nullement ! Le Misanthrope, devenu la référence de la comédie classique depuis le jugement de Boileau, repose précisément sur le même schéma. Un jaloux veut avoir avec la coquette qu’il aime une discussion décisive : les importuns vont se succéder retardant ainsi cet entretien crucial jusqu’à la fin du cinquième acte. Mais en situant l’action de la pièce dans le salon de la belle coquette, Molière a pu mettre en série des situations typiques de la culture mondaine, depuis la lecture de textes poétiques jusqu’à la confrontation de la prude et de la coquette, en passant par des défis (faire les meilleurs portraits humoristiques des absents) et par des comportements extravagants des aristocrates les plus snobs. Et il a donné l’illusion d’avoir écrit une « comédie de caractère ».

En somme, aucune pièce de Molière n’obéit à une conception classique de l’œuvre d’art comme celle qu’on plaquera sur son œuvre après sa mort. Loin de penser qu’une pièce de théâtre doit obéir au sacro-saint principe d’Aristote – la meilleure œuvre de fiction doit être un tout harmonieux dont il est impossible d’enlever un élément sans que sa cohérence s’effondre –, Molière la concevait comme une série d’unités destinées à produire des effets sur le spectateur. Retirer ou ajouter une unité ne change rien à la cohérence de la pièce : c’est l’enchaînement qui compte. De là sa distance ironique avec Aristote, qu’il explique à ses lecteurs dans la préface des Fâcheux et qu’il fait exprimer par les élégantes mondaines de La Critique de L’École des femmes. Le comédien-auteur préoccupé de l’efficacité scénique de son écriture comme ses amis italiens de la commedia dell’arte était en même temps un « bel esprit » admiré par le public mondain, qui considérait avec une élégante distance toutes les normes savantes.

Ainsi s’explique que puissent cohabiter dans une même œuvre des lazzi – séquences comiques autonomes, aptes à s’insérer en tout lieu d’une comédie fondée sur un enchaînement d’unités – et des discussions philosophiques comme dans Don Juan. Ainsi s’explique, plus généralement, la particularité du comique de Molière, alliant l’humour et la bouffonnerie, la parodie et le burlesque, tout en donnant l’impression du «naturel». Ainsi s’explique enfin que les spectateurs des XXe et XXIe siècles apprécient également Les Fourberies de Scapin et Le Misanthrope, Le Malade imaginaire et Don Juan. Nul ne juge aujourd’hui qu’il y a un grand et un petit Molière. Tout le monde applaudit tout Molière. 

À lire :

Georges Forestier, Molière, Paris, Gallimard, coll. «NRF Biographies», 2018

 

 

Crédits photos :

Illustration de la page article : Théâtre national de l’Opéra, Bal Molière, mardi 28 fevrier 1922 © Gallica -BnF 

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