Le Flaubert de Sartre : son meilleur ennemi

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Article de Pierre-Marc de Biasi, artiste et écrivain, directeur de recherche émérite au CNRS


 

C’est au début des années 1970, au moment où Flaubert devient la figure tutélaire de la modernité romanesque et l’idole littéraire du moment théorique, que Sartre, à contre-courant, publie L’Idiot de la famille, un essai biographique en 3 volumes, totalisant près de 4000 pages, qui cherche à déconstruire le mythe de « l’écrivain absolu ». Le livre emprunte son titre provocateur à la légende familiale selon laquelle le jeune Flaubert n’aurait appris à lire que très tard et avec difficulté, en donnant les signes d’une déficience psychique, confirmée à l’âge adulte par sa « maladie de nerf ». Sartre entend donc tout dire sur la névrose du romancier et de son époque, en fondant une nouvelle approche (la psychanalyse existentielle) et une méthode (progressive-régressive) qui permettent de répondre sans le moindre compromis à la question : « que peut-on savoir d’un homme ? ». 

Interrompue par la cécité qui empêche Sartre d’écrire le volume final sur Madame Bovary, cette recherche a occupé les dix dernières années de sa vie d’écrivain de 1960 à 1972. Mais ce long trajet d’écriture critique ne constitue lui-même que l’épilogue d’une obsession : le problème Flaubert a interpelé Sartre durant toute son existence. Si l’on en croit son autobiographie (Les Mots, 1964), c’est en 1915, à l’âge de dix ans, qu’il tombe amoureux de Madame Bovary. Il ne comprend pas le roman (« J’étais trop jeune, j’avais pris tout de travers »), mais l’héroïne le trouble profondément. Un an avant de mourir, en 1979, il avoue encore : « Je n’aime pas Flaubert, mais je trouve ce livre admirable (…) J’aime bien elle, Emma Bovary » (L’Arc, 1979). L’équation exclusive Flaubert = Madame Bovary s’inscrit dans la démarche de Sartre comme un postulat : aucune des autres œuvres de Flaubert (Salammbô, L’Education sentimentale, La Tentation de Saint Antoine, Trois Contes, Bouvard et Pécuchet, la Correspondance, etc.) n’existe pour Sartre, qui n’y voit littéralement que du vide : « Je lisais pendant les rares moments de répit L’Education sentimentale de Flaubert. Que c’est maladroit et antipathique. Quelle sottise (…) Une histoire piteuse (…) parfaitement stupide : sans une impression, sans une idée, sans caractère, sans même ces remarques historiques dont Balzac est capable. » (Carnets de la drôle de guerre, 1939). Partisan inconditionnel d’une littérature engagée, à vocation sociale et politique, dont Zola serait le modèle, Sartre s’interdit de comprendre quoi que ce soit au projet de Flaubert qui se refuse à conclure sur le sens de l’Histoire et pour qui le roman n’a aucun autre message à transmettre que lui-même, en tant qu’œuvre d’art. Une telle incompatibilité de vue aurait dû conduire Sartre à se désintéresser de Flaubert. C’est le contraire qui arriva : comme s’il voulait à tout prix comprendre de quoi était faite son aversion mêlée d’attirance, quelque chose va pousser Sartre toute sa vie à s’y confronter, à faire de Flaubert son « meilleur ennemi ». En 1943, à la lecture de la Correspondance, il a « le sentiment d’un compte à régler avec lui » : le face-à-face qui s’annonce dans le dernier chapitre de L’Etre et le Néant, puis qui se reformule dans Question de méthode, devient l’objet même de L’Idiot de la famille.

Sartre y déploie des trésors d’intelligence à interpréter, souvent avec talent, les textes de jeunesse de Flaubert pour reconstituer sa névrose d’échec, à travers la dialectique du « Qui perd gagne », en cherchant à comprendre sa fascination pour la bêtise. Il ne se trompe pas en pressentant que l’ineptie pourrait être au cœur de l’entreprise flaubertienne, même s’il n’en mesure pas les véritables enjeux et se laisse abuser sur la prétendue idiotie du jeune Gustave. Sartre, si scrupuleux d’ordinaire dans l’examen de ses sources, ne souscrit naïvement au roman familial que parce que l’histoire l’arrange : le scénario dissimule à ses yeux ce que sa propre confrontation permanente à Flaubert peut avoir de névrotique. Miroir de lui-même, incarnant le mauvais Jean-Paul, lâche et pétri de suffisance bourgeoise, Sartre sent que Gustave l’imbécile est le bon objet pour s’exercer pleinement à la détestation de soi par délégation, en tapant fort sans se faire trop de bleus à l’âme. Mais Flaubert ne peut devenir le punching-ball préféré de Sartre qu’au prix de beaucoup de mauvaise foi et de nombreuses forfaitures critiques, à commencer par l’accusation de nihilisme.

Lukacs, dans La Théorie du roman, avait raison de dire que dans L’Éducation sentimentale, l’échec est à l’origine de la valeur : les vies rêvées finissent en vies rétrécies ou en mort prématurée, et la République n’est jamais aussi belle que lorsqu’elle est assassinée en la personne de Dussardier, le soir du coup d’État de 1851. Mais Sartre a tort d’en déduire que le roman est nul et que Flaubert est nihiliste. Faire de l’échec le sujet d’une œuvre d’art ne signifie pas exalter l’échec, mais le penser et le dénoncer. L’analyse politique que Flaubert fait des révolutions de février et juin 1848 frappe par sa proximité avec celle de Karl Marx. Sartre ne pouvait pas l’ignorer. Le roman raconte la fracture du peuple en deux classes irréconciliables, la guerre civile, l’écrasement sanglant du prolétariat, la dictature et la faillite historique d’une génération. Des milliers d’innocents sont morts pour rien et ceux qui ont survécu sont des fantômes. Tout échoue dans ce récit, mais à la lumière du souvenir, dont la mémoire même du texte constitue le modèle, tout s’irradie étrangement d’une mélancolique et paradoxale lueur d’espoir. Quel espoir ? Celui, proustien déjà, du temps perdu et retrouvé.

 Soustraction faite de sa propre névrose projective et des innombrables erreurs de jugement auxquels elle l’a condamné, Sartre a donc vu juste sur un élément majeur de la pensée flaubertienne, sans toutefois en comprendre l’injonction ni en saisir le caractère prophétique : l’exigence pour tout artiste de plonger en apnée au plus profond de la bêtise pour entrevoir le cataclysme collectif qui nous attend. Sur ce point, par malchance pour nous, c’est encore à Flaubert que l’Histoire donne aujourd’hui raison

 

À lire :

Gustave Flaubert (éd. Pierre-Marc De Biasi), Carnets de travail, Paris, Balland, 1988

Pierre-Marc De Biasi, Flaubert . Une manière spéciale de vivre, Paris, Grasset, 2009 (prix de la critique de l’Académie française), également disponible en Livre de Poche, 2011

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