L’abbaye du Mont Saint-Michel à l’époque médiévale : vie monastique et intellectuelle

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Entretien écrit avec Henry Decaëns, historien, membre de l’Académie des sciences, belles-lettres et arts de Rouen, président de l’Association des Amis du Mont-Saint-Michel


– À quoi ressemble la vie monastique au Mont Saint-Michel au XIe siècle, à l’époque de l’édification de l’abbatiale romane ?

Selon un manuscrit rédigé au milieu du XIIe siècle, « La nouvelle église du bienheureux Michel fut commencée en 1023 par le duc Richard II et par [l’abbé] Hildebert II. »

La communauté bénédictine qui avait été installée au Mont Saint-Michel en 965-966 par le duc de Normandie Richard Ier était importante. Grâce à un Sacramentaire de l’abbaye de Fleury dans lequel figure une double liste des moines du Mont, celle des morts et celle des vivants, on sait qu’ils étaient cinquante au début du XIe siècle.

Conformément à la règle de saint Benoît, leur vie était rythmée par la louange de Dieu. Aux deux messes quotidiennes (7h30 et 10h) s’ajoutaient les vigiles (vers 1h), les laudes (vers 4h), prime (vers 6h), tierce (vers 9h), sexte (vers 12h), none (vers 15h), vêpres (vers 16h30) et complies (vers 18h30). En dehors de ces temps de prière, les moines travaillaient à copier et à enluminer des manuscrits. Une trentaine de la seconde moitié du XIe siècle, écrits à la perfection et magnifiquement illustrés, nous sont parvenus.

Les ducs de Normandie exerçaient un contrôle étroit sur l’abbaye en imposant des abbés choisis par eux. Deux d’entre eux, le romain Suppo en 1023 et le bourguignon Thierry en 1027, préfèrent partir plutôt que de s’opposer aux moines. Au milieu du XIe siècle, au lieu de s’affronter avec leur abbé, deux moines parmi les plus lettrés se retirèrent avec leurs élèves sur le rocher voisin de Tombelaine. L’incident fut heureusement sans lendemain et n’affecta pas trop le rayonnement de l’abbaye.

– Quelle influence spirituelle ou intellectuelle l’abbaye du Mont-Saint-Michel exerce-t-elle à l’époque médiévale ?

De la bibliothèque médiévale de l’abbaye du Mont Saint-Michel, il subsiste 199 manuscrits à la bibliothèque patrimoniale d’Avranches et une vingtaine d’autres dispersés à travers le monde dans des fonds publics ou privés. Cette bibliothèque s’est enrichie peu à peu, surtout aux XIe et XIIe siècles, soit par des copies réalisées par les moines du Mont, soit par des dons ou des acquisitions. La diversité des disciplines concernées montre que la culture des moines était très étendue.

Leur méditation était nourrie par la lectio divina. Il est donc normal que les commentaires de l’Ancien Testament et des Évangiles, les œuvres exégétiques et théologiques des Pères de l’Église, tout particulièrement de saint Augustin, l’ouvrage du pseudo-Denys sur les anges et les livres liturgiques constituent le fonds le plus important de la bibliothèque.

Les moines ne négligeaient pas pour autant l’étude des œuvres profanes. On trouvait donc dans la bibliothèque des textes de l’antiquité grecque et romaine : le Timée de Platon, des fragments du IXe siècle du De Oratore de Cicéron, des œuvres de Sénèque et de Boèce, neuf manuscrits regroupant trente-et-un traités d’Aristote traduits en latin,… Parmi les ouvrages médiévaux, il y avait le Sic et non de Pierre Abélard qui s’illustra dans l’art de la dialectique. La bibliothèque possédait aussi des ouvrages historiques, des traités de droit romain et canonique, de musique, d’astronomie et de médecine.

Tous ces livres témoignent de l’exceptionnelle curiosité intellectuelle des moines et du rayonnement  de l’abbaye au Moyen Age.

– Quelles sont les grandes figures historiques qui ont particulièrement contribué au rayonnement de l’abbaye ? 

Parmi les 49 abbés du Mont, deux d’entre eux ont grandement contribué à son rayonnement. Le premier, Robert de Torigni (1154-1186) était prieur du Bec Hellouin avant de devenir abbé du Mont. Il fit passer l’effectif des moines de 40 à 60, chiffre qui n’a jamais été dépassé, afin que le service divin soit assuré dignement et que les pèlerins soient bien accueillis. Il défendit les droits de son abbaye en les faisant confirmer par le duc-roi Henri II Plantagenêt qu’il reçut trois fois au Mont. Il fit édifier de nouveaux bâtiments à l’ouest et au sud de l’abbaye. Formé à l’école du Bec, il donna un nouvel essor au scriptorium. Il rédigea lui-même des Annales et une Chronique qui constitue la principale source d’informations sur la cour d’Henri II Plantagenêt. Sous son impulsion, un moine de l’abbaye, Guillaume de Saint-Pair, composa le Roman du Mont Saint-Michel, première histoire du Mont rédigée non pas en latin, mais en langue romane, celle que les pèlerins comprenaient.

Le second abbé, Pierre Le Roy (1386-1411) a, lui aussi, été un bâtisseur. Il a fait édifier l’essentiel des logis abbatiaux pour y installer ses appartements et les services administratifs du monastère. Il a fait élever le Châtelet pour défendre l’entrée de l’abbaye et la tour Perrine pour loger les soldats de la garnison. Il a mis de l’ordre dans les archives et fait réaliser deux manuscrits, aujourd’hui perdus, qui recensaient toutes les rentes et les chartes du monastère. Docteur en droit canon, il poursuivit une carrière universitaire à Paris. Il s’est préoccupé de la formation des moines en leur donnant des cours de droit canon et d’Écriture sainte. Nommé conseiller du roi Charles VI pour les affaires religieuses, il est mort en 1411 en Italie où il était allé pour tenter de réunifier l’Église déchirée par le Grand Schisme d’Occident.

Vitae Sanctorum (1051-110) © Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Latin 5290 | Gallica

À lire :

Henry Decaëns (sous la dir. de), Le Mont Saint-Michel, Paris, éditions du Patrimoine, 2019.

Thomas Bisson (éd.), The Chronography of Robert of Torigni, Oxford, Clarendon Press, 2020. 2 vol.

Louis Chevalier et Stéphane Lecouteux, Catalogue des manuscrits liturgiques du Mont Saint-Michel, Presses universitaires de Caen, 2023.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Apocalypsis cum figuris (1275-1300), Abbaye Saint-Victor (Paris) ©  Bibliothèque nationale de France. Département des Manuscrits. Latin 14410 | Gallica 

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