La Vagabonde (1910), ou « l’élan brillant du serpent qui se délivre de sa peau morte »

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Article de Samia Bordji, directrice du musée Colette à Saint-Sauveur-en-Puisaye


Séparée de son mari Willy, Colette commence à gagner sa vie comme mime et danseuse de music-hall dès 1906. Le divorce sera prononcé en 1910, l’année même de la parution de La Vagabonde. Premier grand roman de l’indépendance, l’œuvre marque, derrière le double fictionnel de son héroïne, l’éclosion d’une voix de femme d’une bouleversante sincérité.

Poussée par la nécessité de gagner sa vie autant que par la passion, de 1906 à 1912, Colette se tourne vers le music-hall. Elle se produit en France et à l’étranger dans des mimodrames, connaît la courses folles des tournées harassantes, tout en tentant sa chance au théâtre avec une réussite plus contestable. Cette existence de vagabonde lui dévoile l’envers du décor, une misère dont elle ne soupçonnait pas la noirceur : l’âpreté des jours sans pain, les corps rongés par la maladie, la précarité des engagements, l’avenir qui reste toujours à négocier…

« Une femme de lettres qui a mal tourné »

Tout au long de ces années, avec courage et obstination, en dépit des difficultés et des fatigues, elle continue à écrire, profitant du moindre répit pour jeter sur le papier ses impressions et ses souvenirs. Elle note tout ce qu’elle voit, elle accumule les paysages et les portraits. Un peu à la manière de Balzac qui descendait dans la rue pour nourrir ses compositions, elle va tirer de son expérience des coulisses la matière de ses œuvres à venir. Entre deux répétitions, pendant les entractes, sur la tablette à maquillage d’une loge, sur le guéridon d’une chambre d’hôtel inconfortable, elle écrit. Et d’ailleurs : « Que faire, sinon écrire, dans une chambre d’hôtel dont il ne faut pas, sous peine de rêverie dangereuse, regarder les murs ? J’écrivais. » C’est ainsi que va naître La Vagabonde, en 1910, son premier grand roman écrit au gré de cette existence errante. Elle y présente avec une grande sensibilité tous ses compagnons de travail : ses partenaires, les « petites tours de chant », les figurants, les souffleurs, les caissières, les habilleuses, les machinistes, les régisseurs… Et elle les montre tels qu’ils sont, tourmentés par la faim, le manque d’argent, l’inquiétude du lendemain. Cette plongée au fin fond de la pauvreté éveille en elle une conscience sociale que l’on continue aujourd’hui encore à ignorer.

À côté de ces textes qui révèlent que les paillettes et les lumières des music-halls ne sont en fait que des cache-misère, Colette exprime des difficultés plus personnelles. Au moment où elle traverse une période de grand déséquilibre sentimental et social, elle a besoin de voir clair en elle. L’écriture va lui permettre d’explorer ses émotions, de démêler ses doutes, de changer « tendue vers [s]on nouveau sort avec l’élan brillant du serpent qui se délivre de sa peau morte ». Et c’est précisément à travers La Vagabonde que va s’opérer cette éclosion. Colette aborde ainsi un degré de sincérité nouveau pour elle, et se révèle ce qu’elle représente encore aux yeux de bien des lecteurs : une femme libre, errante, qui souffre d’abandon, mais qui suit son chemin avec courage et détermination, en ne comptant que sur elle.

Renée Nérée : une héroïne déclassée, mais libre

La Vagabonde, c’est l’histoire de Renée Néré, sorte de double de Colette, une femme divorcée qui a renoncé à écrire pour gagner sa vie au music-hall. Comme sa créatrice, Renée tente de s’inventer un nouveau mode de vie : assumer fièrement sa condition d’artiste de music-hall déclassée, affirmer son indépendance par rapport aux hommes. Elle n’a plus qu’un seul souci, un seul besoin : gagner sa vie. « … La solitude… la liberté… mon travail plaisant et pénible de mime et de danseuse… les muscles heureux et las, le souci nouveau, et qui délasse de l’autre, de gagner moi-même mon repas, ma robe, mon loyer, voilà quel fut tout de suite mon lot… »

Mais gagner sa vie en exploitant d’une manière ou d’une autre ses ressources corporelles conduit à s’exclure de la bonne société et à se voir assimiler à une prostituée. Hier encore, Renée était une femme du monde reçue dans les salons les plus huppés de la capitale, épouse d’un homme très en vue. Aujourd’hui divorcée, c’est-à-dire déclassée, voilà qu’elle dégringole encore de plusieurs crans l’échelle sociale en se produisant sur scène. Sans fortune, sans prestige social, elle voit ses relations les plus « convenables » lui tourner le dos. Humiliée, outragée, elle choisit courageusement de faire front, d’assumer publiquement sa toute nouvelle condition de femme réprouvée et, mieux encore, de transformer toutes ses souffrances en nouveau départ. Première réaction, elle refuse les conseils et jusqu’aux consolations. Elle repousse même les « amis » qui bravent pour sonner à sa porte « l’opinion publique, la sacro-sainte et souveraine et ignoble opinion publique ». Elle souligne, non sans ironie, que les seuls camarades de ses années de vagabondage sont des pas-de-chance, des solitaires voués à une vie errante, des personnages qui ne s’encombrent ni d’une famille, ni de conventions.

« C’est une bête si solide, si dure à tuer ! »

L’isolement ? Soit. L’âpre solitude même. Mais au lieu de se lamenter, elle y découvre matière à développer des forces nouvelles, à éprouver sa capacité de résistance : « Il n’y a guère que dans la douleur qu’une femme soit capable de dépasser sa médiocrité. Sa résistance y est infinie. » Il y a bien sûr des moments de découragement, de révolte, mais ce n’est qu’un temps. Car une femme de la trempe de Renée Néré, et de Colette, ne meurt pas de chagrin. Sa douleur est fertile et lui donne au contraire des nerfs « inusables ». Ce modèle de force et de résistance, c’est elle Colette et c’est à elle-même qu’elle applique ces mots :

« ‘‘Elle meurt de chagrin… Elle est morte de chagrin…’’ Hochez, en entendant ces clichés, une tête sceptique plus qu’apitoyée : une femme ne peut guère mourir de chagrin. C’est une bête si solide, si dure à tuer ! […] Soyez sûrs qu’une longue patience, que des chagrins jalousement cachés ont formé, affiné, durci cette femme dont on s’écrie :

– Elle est en acier !

Elle est ‘‘en femme’’, simplement et cela suffit ».

En même temps que quelques autres, Colette est en train d’inventer une société nouvelle. Pourtant au moment où elle rédige La Vagabonde, elle se déclare farouchement hostile aux féministes qui ne méritent que le « fouet et le harem ». C’est l’art de brouiller les pistes selon Colette, de donner le change, d’échapper à l’étiquette de l’écrivain engagé. C’est pourtant bien l’asservissement des femmes qu’elle dénonce, l’oppression exercée par l’autorité masculine et maritale : « Le mariage, c’est… c’est : ‘‘Noue-moi ma cravate !… Fous la bonne à la porte !… Coupe-moi les ongles des pieds. Lève-toi pour faire de la camomille… […] C’est : ‘‘Donne-moi mon complet neuf, et remplis ma valise, pour que je file la retrouver…’’ Intendante, garde-malade, bonne d’enfant – assez, assez, assez ! »

Colette et son double

Renée Néré, prénom et patronyme qui peuvent se lire en miroir, incarne un double ressemblant dans lequel Colette se contemple, s’idéalise, se donne à voir et se cache aussi. De manière très significative, le motif du miroir revient comme un leitmotiv tout au long du roman. Objet révélateur de l’âme, il permet de prendre une certaine distance par rapport à soi et par là-même de se connaître et de se juger. Sa présence bien naturelle dans la loge de Renée donne lieu à toute une série de face-à-face avec elle-même où elle s’observe, médite devant son reflet sur sa solitude, les désillusions amoureuses, la peur de vieillir, de rater sa vie… L’ouverture du roman est à cet égard hautement révélatrice, puisque Renée dialogue avec cette image que lui renvoie le miroir : « J’ai devant moi, de l’autre côté du miroir, dans la mystérieuse chambre des reflets, l’image d’‘‘une femme de lettres qui a mal tourné’’. »

Conseiller, juge, instrument de clairvoyance, mais aussi parfois imitateur, trompeur, le reflet du miroir s’anime et devient un véritable personnage. L’image de Renée parle, regarde, devient une autre : cette « conseillère maquillée qui me regarde de l’autre côté de la glace, avec de profonds yeux […]. Elle me regarde et je sais qu’elle va parler ». À travers ces jeux de miroirs, l’héroïne voit naître devant elle un autre soi-même qui lui permet de mieux s’observer, sans complaisance, de se comprendre, et de prendre lentement conscience de son identité, de ce qu’elle est en réalité : « C’est l’heure lucide et dangereuse. »

Jeux de masques et de miroirs, Colette insuffle à son héroïne tout le narcissisme qu’elle porte en elle et qui ne la quittera jamais. Narcissisme qui s’étend à l’écriture elle-même : plusieurs scènes présentent Renée en situation d’écriture. À la fois héroïne et narratrice, elle réfléchit autant qu’elle se réfléchit dans son récit. Le texte devient alors lui-même miroir, instrument de connaissance et de construction de sa propre image. L’analyse psychologique que sous-tend le questionnement profond du roman n’en est que plus fine, le portrait de la femme abandonnée n’en est que plus authentique et touchant.

La conquête d’une identité littéraire

Sous le couvert de la fiction, La Vagabonde livre au lecteur toute la psychologie féminine de Colette. Le roman annonce presque toute son œuvre. On y trouve ses thèmes de prédilection (le retour au passé, la quête de soi, la fuite du temps…), et des questionnements qu’elle ne cessera de reprendre : peut-on aimer sans se soumettre à l’autre et perdre son identité ? La liberté vaut-elle la solitude à payer pour l’obtenir ? On se perd, comme dans bon nombre de ses livres, à discerner la frontière qui sépare la réalité de la fiction. On y admire l’originalité d’un style et d’un talent qui ne ressemblent à aucun autre. Les critiques et lecteurs ne s’y sont pas trompés et ont reconnu la fraîcheur de ton, l’écho nouveau d’une indépendance radicalement moderne. La Vagabonde aura permis à Colette de conquérir son identité littéraire, et d’engager la « femme de lettres qui a mal tourné » sur la voie de la reconnaissance.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Album Reutlinger n°53, Colette © Gallica | BnF

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