La sagesse des fables

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Entretien écrit avec Charles-Olivier Stiker-Métral, maître de conférences à l’université de Lille


« Je me sers d’animaux pour instruire les hommes », écrit La Fontaine dans sa deuxième préface au Dauphin, au début du premier livre des Fables. Il est difficile de parler de la Fontaine sans parler de la morale des Fables, quand l’auteur lui-même met en exergue l’intention didactique de son œuvre. La mémoire collective en a même extrait une série de moralités qui nous reste comme autant de maximes, détachées du récit qui leur donne leur « pouvoir ». Mais c’est encore dans la lecture des fables que se déploie toute leur sagesse, expérience littéraire et philosophique que le fabuliste, en fin observateur de la nature et des hommes, partage avec son lecteur.  

– Comment expliquer le mouvement moraliste de la deuxième moitié du XVIIe, auquel on rattache La Rochefoucauld, La Bruyère et La Fontaine ?  

Il faut remonter à la Renaissance et à la « crise intellectuelle » qui succède à l’humanisme. Cette crise est liée à un ensemble de phénomènes, notamment les guerres de religion et l’Édit de Nantes qui y met fin : la nécessité d’instituer une forme de tolérance pour sortir des troubles civils aboutit à une sorte de scission entre les devoirs que l’on a en tant que sujet, et une intériorité qui ne correspond pas nécessairement à la façon dont on se conduit. Ainsi se créent une « morale du for intérieur », de nouvelles formes éthiques basées sur la notion d’honnêteté et de civilité. Parallèlement, on assiste à une fragilisation de la morale chrétienne, ou en tout cas à sa confrontation avec les morales antiques qui peuvent également servir de ressources : le stoïcisme est ainsi un recours pour survivre par temps de tempête… Cette multiplication des paradigmes complexifie l’intelligibilité des comportements. Montaigne est le principal témoin de cette crise lorsqu’il se demande comment comprendre les comportements, comment juger les conduites. Montaigne est présent en arrière-plan de beaucoup d’écrits du XVIIe siècle, y compris chez La Fontaine ! En revanche, La Fontaine ne se situe pas d’emblée dans le domaine de l’écriture des idées comme Montaigne, La Rochefoucauld ou même La Bruyère.  

– Peut-on dire que chez La Fontaine, l’intention poétique précède l’intention morale ? 

Difficile à dire ! Chronologiquement, La Fontaine est d’abord un poète : Le Songe de Vaux, écrit pour Fouquet, s’inscrit dans la mouvance de la poésie mondaine galante. Quand il commence à écrire des fables, sa motivation est clairement littéraire : la fable correspond bien à certains aspects de la poésie galante, comme le travestissement des hommes en animaux, l’enjouement – qu’on trouve aussi dans les Contes, l’art du récit… Voiture, un prédécesseur de La Fontaine, a d’ailleurs écrit des dialogues animaliers. Mais il y a aussi dans le choix de la fable le désir de revivifier une poésie mondaine qui était peut-être en train de se perdre dans la futilité, de lui redonner du contenu.  

Sur le plan biographique, l’affaire Fouquet a sans doute agi comme un déclencheur : l’arrestation de son protecteur, mécène et ami est un véritable drame pour La Fontaine ! Quand il commence à écrire des fables, il adhère à une forme littéraire qui sert la parole critique à l’encontre du pouvoir et aussi la parole personnelle. Mais La Fontaine n’est ni un dissident, ni un écrivain engagé : dans son premier recueil de Fables (1668), très marqué par le modèle de Phèdre qui est aussi un pamphlétaire contre Tibère, la portée politique est atténuée au profit d’une dimension plus universelle et plus morale. Par exemple, le fait que la Fontaine ne fasse pas débuter le recueil de 1668 par « Le Loup et l’Agneau », comme chez Phèdre, mais par « La Cigale et la Fourmi » dans laquelle il n’y a pas de morale exprimée, semble indiquer une volonté de mise à distance de l’opposition politique. 

Y a-t-il un sens de lecture  des  Fables de la Fontaine ?

Comme dans tout recueil – de fables, de maximes, d’essais ou de poèmes –, il y a une dimension discontinue qui se prête à une lecture aléatoire. Mais les trois livraisons des Fables de La Fontaine forment quand même une continuité, avec les livres I à VI en 1668, les livres VII à XI en 1678 et le livre XII en 1694. On trouve même dans le deuxième recueil des allusions au premier recueil, comme dans « Le loup et le Chien maigre » (fable 10, livre IX) qui fait référence au « Petit Poisson et le Pêcheur » 

Cependant, des nouveautés apparaissent entre le premier et le second recueil : d’une part l’extension des sources, avec l’apparition d’une composante orientale qui s’ajoute à la tradition ésopique ; d’autre part, des fables d’une ampleur relativement rare dans le premier recueil. Certains récits deviennent de véritables petites scènes de théâtre ou des épopées miniatures, comme dans « Les Animaux malades de la peste » ou dans « Les Deux pigeons ». C’est vrai aussi pour les moralités : dans le premier recueil, le poète y prenait déjà la parole en son nom personnel. Dans le second, ces moralités s’allongent parfois au point de devenir de véritables petits essais philosophiques. Pensons à la très belle moralité du « Songe d’un habitant du Mogol », qui est à la fois une méditation sur la solitude et un poème lyrique. Il y a dans ces grands textes lyriques et moraux la recherche d’un rapport à soi apaisé. 

– Peut-on parler dans ce cas d’une évolution des thèmes abordés, qui irait dans le sens d’une sagesse personnelle ? 

De l’arbitraire du pouvoir politique et de de la société de cour au plaisir de l’amitié et de la solitude, les thèmes privilégiés sont les mêmes : plutôt que de parler d’une évolution, on peut parler d’approfondissement. Le monde de la Fontaine est un monde très violent, qui parle de l’animalité de l’homme : on y cherche en permanence à survivre ! S’il y a une morale chez La Fontaine, elle n’est pas prescriptive, mais se situe plutôt dans la recherche d’une vie « bonne », une vie dans laquelle, comme dirait Montaigne, on puisse « être à soi », éventuellement par l’intermédiaire d’autrui : l’amitié est un thème fondamental dans les fables. L’amitié permet à la fois d’« être à soi » et « pour autrui » dans une relation de confiance. La vie de cour, qui impose des normes extérieures et arbitraires, en est le contre-modèle. « Le juge arbitre, l’hospitalier et le solitaire », dernière fable du dernier recueil, compare plusieurs modes de vie qui veulent être bons. Le juge et l’hospitalier viennent prendre conseil auprès du solitaire, qui leur apprend à se regarder eux-mêmes : « Apprendre à se connaître est le premier des soins ». 

La lecture des fables pourrait être l’expression de cette amitié , de cette société choisie à laquelle nous sommes admis, nous lecteurs, pour être un peu plus « à nous ».

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