La mort d’une légende

RETOUR AU DOSSIER

Article de Tony Gheeraert, professeur de littérature française du XVIIe siècle à l'université de Rouen-Normandie


Le quatrième centenaire de sa naissance verra-t-il enfin s’éteindre les légendes qui courent encore sur Blaise Pascal ? Les convulsions de sa prime enfance, l’accident de carrosse, le gouffre, les amours avec Charlotte de Roannez, l’invention de la brouette, ou encore la tristesse solitaire du génie mélancolique, autant de mythes toujours vivaces, nés au temps des Lumières ou sous la plume des Romantiques. Les anecdotes surgirent, avant d’être déformées, répétées, et pour finir figées dans les livres et dans les discours. « Misanthrope sublime » pour Voltaire, « effrayant génie » selon Chateaubriand, ce Pascal légendaire est un être de démesure, plus grand que le commun des hommes, soit qu’il les éblouisse par son intelligence mathématique prodigieuse, ou qu’il les terrasse par la rigueur désenchantée d’une religion mortifère – le « jansénisme ».

Lisons Pascal : l’image qui se dégage de son œuvre n’a que peu de rapport avec ce portrait construit au fil des siècles. Les Provinciales nous font voir un écrivain ironique, plein d’humour, multipliant les saynètes comiques pour discréditer son adversaire jésuite, et défendant contre les âmes chagrines le droit à rire, arguments à l’appui. Voltaire, l’ennemi intime et posthume, saura s’en souvenir, usant des mêmes techniques contre les mêmes cibles. Le mythe les saisit tous deux dans des postures opposées : l’un reste impassible derrière son masque mortuaire, tandis que le sourire de l’autre flotte pour l’éternité au coin de ses lèvres malicieuses, mais au fond, le poète du Mondain n’est pas toujours si différent du prétendu « misanthrope ». Pascal se défiait de l’esprit de sérieux : il aimait à se représenter Platon et Aristote non comme des pédants, mais comme « des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis ». Lui-même n’avait rien d’un Alceste atrabilaire : il cultiva toute sa vie des relations étroites avec sa famille et ses amis, les proches de Port-Royal, à commencer par le duc de Roannez, qui fut aussi un partenaire commercial.

Lorsque nous ouvrons les Pensées, qu’y voyons-nous ? Une conception noire de l’humanité ? une peinture désespérante de la misère de l’homme ? L’expression de « la religion triste de Pascal », comme le prétendait naguère Kolakowski dans Dieu ne nous doit rien ? Bien au contraire, les fragments dessinent d’abord une quête effrénée du bonheur. Comment « se rendre heureux », « aussi heureux, qu’un Roi », telle est la question obsédante qui traverse les papiers, le leitmotiv auquel chaque fragment constitue une tentative de réponse. Et Pascal de dresser la liste des obstacles qui empêchent de connaître la félicité : maladies, divertissement, mirages de richesses et de pouvoir, et surtout cette racine de tout le mal, l’amour déréglé de soi-même. Les Pensées proposent un chemin pour s’en libérer et accéder à une vie meilleure : bien plus que l’apologie d’un christianisme « janséniste », les Pensées constituent la forme la plus haute du manuel de développement personnel. Pascal est un écrivain de la joie, titrait naguère à bon escient un numéro du Magazine littéraire dirigé par Laurence Plazenet. Laurent Thirouin insistait récemment sur sa « grandeur », et Pierre Manent sur son « allégresse ». Vision plus juste assurément que celle véhiculée par les stéréotypes néo-romantiques.

Pascal ne se résigna jamais à passer sa vie « seul dans une chambre ». Il connut une existence riche, et même aventureuse au temps des Provinciales : fugitif, contraint à la clandestinité, il lui fallait changer en permanence de domicile pour échapper aux poursuites policières. Plus tard, il se rebella contre l’autorité de l’Eglise lorsqu’elle voulut imposer au clergé la signature d’un Formulaire condamnant l’augustinisme. Toujours, il fut homme d’action : ingénieur, il fut animé jusqu’à la fin par l’esprit d’entreprise. Il commercialisa la pascaline, première machine à calculer fonctionnelle et industrialisable ; il participa à l’assèchement des marais poitevins, où il était requis au titre de ses compétences en hydraulique. Peu avant de mourir, il créa au profit des pauvres la compagnie des « carrosses à cinq sols », à travers laquelle il posait les bases des systèmes de transport en commun modernes. Même malade, incapable de travailler, il ne restait pas confiné à son domicile : il aimait à parcourir Paris, allant d’église en église pour y entendre les offices, non sans être attentif à la misère qu’il croisait sur son chemin, et toujours prompt à la secourir.

Tel fut aussi Pascal : rieur, amical, polémiste, insoumis, startupper, philanthrope, et surtout habité par la joie que lui donnaient la certitude et la paix. Les travaux récents ont bien écorné l’image du misanthrope : Pascal n’en est pas pour autant moins sublime.

À lire :

« Pascal, le philosophe de la joie », Magazine littéraire, numéro spécial, 561, novembre 2015.

Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne. Essai, Paris, Grasset, 2022.

Laurent Thirouin, « Jansénisme et joie de vivre », Le Collège supérieur, Lyon, 1er trimestre 2008, n°34, p. 2-7.

Événement lié : Colloque « Pascal des Romantiques » à l’Université de Rouen-Normandie, 14-15 décembre 2023

Crédits photos :

Illustration de l’article : Blaise Pascal, gravure du XIXe siècle © Picclick

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