La mort de Molière, à la quatrième représentation du Malade imaginaire

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Entretien oral avec Patrick Dandrey, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, assorti d'une note sur l'incertitude des causes de la mort de Molière


Le 17 février 1673, Molière souffre d’une “fluxion de poitrine” qui le gêne beaucoup. Par solidarité avec la troupe, il refuse d’annuler la quatrième représentation du Malade imaginaire où il joue le rôle principal d’Argan. Pris de malaise lors du grand final burlesque, il est transporté chez lui où il meurt environ une heure après. On a longtemps expliqué cette mort brutale comme la conséquence d’une maladie pulmonaire au long cours ; mais depuis 1998, cette version de l’histoire est remise en question.

 

 

NOTA BENE :

Lors de l’enregistrement de cet entretien déjà ancien, concomitant à une conférence sur les médecins de Molière que m’avait demandée l’Académie de médecine, l’hypothèse inédite proposée par Roger Duchêne en 1998, selon laquelle Molière n’aurait pas été malade en écrivant sa comédie et serait mort d’une indisposition pulmonaire passagère contractée lors des premières représentations de sa pièce, venait à peine d’être reprise (ou allait l’être, je ne sais plus exactement) et argumentée de neuf par l’édition de Georges Forestier et Claude Bourqui pour la « Bibliothèque de la Pléiade » chez Gallimard. Elle a été répétée depuis par la biographie de Molière due au premier des deux chez le même éditeur en 2018. Pour l’accorder avec le texte du troisième acte de la pièce où, par la bouche d’Argan, Molière se reconnaît malade, il fallait remettre en cause la version du texte sur laquelle se sont appuyés tous les éditeurs postérieurs de la comédie : celle des Œuvres de M. de Molière revues, corrigées et augmentées qu’avaient procurée en 1682 les libraires Thierry et Barbin. Ceux-ci y déclaraient que la comédie du Malade imaginaire avait été « mal imprimée dans les éditions précédentes » et qu’elle était désormais « rétablie sur l’original de l’auteur » par leur soins. G. Forestier et C. Bourqui mettent en doute la fiabilité de cette leçon du texte et lui préfèrent celle d’une édition pirate publiée sous le nom apocryphe de Jean Sambix en 1674, issue peut-être d’une sténographie prise durant une représentation. Son texte concorde avec celui d’une édition plus autorisée, publiée l’année suivante, en 1675, par les mêmes Thierry et Barbin, et qui semble en (grande) partie tributaire de l’édition Sambix.

Or le texte de ces deux éditions (1674 et 1675) raccourcit considérablement la scène 3 de l’acte III du Malade imaginaire, où justement figurent les passages dans lesquels Molière s’avoue malade. À suivre l’analyse de G. Forestier et C. Bourqui, ces passages auraient été interpolés en 1682. La preuve en serait pour eux que le titre de l’édition de 1682 annonce un théâtre de Molière « revu, corrigé et augmenté ». Ladite augmentation, dans le cas du Malade imaginaire et de sa scène iii de l’acte IIII, ne signifierait pas, comme on l’a cru jusqu’ici, que l’édition Sambix et sa jumelle de 1675 avaient tronqué l’original de Molière, parce que durant les représentations survenues après la mort du « Patron », ses comédiens auraient par décence retiré notamment les allusions à la maladie qui l’avait emporté à l’issue de la quatrième ; mais que ces allusions et d’autres passages auraient été rédigés et ajoutés par eux ou par sa veuve ou par un folliculaire chargé par celle-ci de revoir et de compléter le texte, de manière à faire ainsi valoir la nouvelle édition de 1682 comme seule exacte, pour des raisons publicitaires et commerciales. Ainsi aurait été créé par ses proches héritiers le mythe d’un Molière malade durant la composition de sa pièce et mort de cette maladie au sortir de scène.

Voilà résumée le plus brièvement possible l’alternative telle qu’elle nous semble désormais posée, sans qu’il nous soit possible de développer davantage les arguments pro et contra qui l’étayent ou au contraire peuvent inviter à en douter. Suffit de dire qu’après l’avoir longuement prise en considération et pesée, je ne m’y rallie pas, non plus d’ailleurs que le plus récent biographe de Molière (Boris Donné, Molière, éd. du Cerf, 2021). Ma défiance procède de diverses raisons, dont celle que voici, tirée de la comparaison entre deux versions d’un même passage :

 – Version Sambix et 1675 :

ARGAN.— Ce sont de plaisants impertinents que vos comédiens, avec leurs comédies de Molière ; c’est bien à faire à eux de se moquer de la médecine. Ce sont de bons nigauds, et je les trouve bien ridicules de mettre sur leur théâtre de vénérables messieurs comme ces messieurs-là et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.

BÉRALDE.— Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes? Nous y voyons bien tous les jours des princes et des rois qui sont du moins d’aussi bonne maison que les médecins.

ARGAN.— Par la mort non d’un diable, je les attraperais bien quand ils seraient malades, ils auraient beau me prier, je prendrais plaisir à les voir souffrir, je ne voudrais pas les soulager en rien, je ne leur ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement, je me vengerais bien de leur insolence, et leur dirais : «Crevez, crevez, mes petits messieurs, cela vous apprendra à vous moquer une autre fois de la Faculté. » (III, sc. 3)

Version 1682 :

ARGAN.— C’est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d’aller jouer d’honnêtes gens comme les médecins.

BÉRALDE.— Ce ne sont point les médecins qu’il joue, mais le ridicule de la médecine.

ARGAN.— C’est bien à lui à faire de se mêler de contrôler la médecine; voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des consultations et des ordonnances, de s’attaquer au corps des médecins, et d’aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.

BÉRALDE.— Que voulez-vous qu’il y mette, que les diverses professions des hommes? On y met bien tous les jours les princes et les rois, qui sont d’aussi bonne maison que les médecins.

ARGAN.— Par la mort non de diable, si j’étais que des médecins je me vengerais de son impertinence, et quand il sera malade, je le laisserais mourir sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui ordonnerais pas la moindre petite saignée, le moindre petit lavement, et je lui dirais: «Crève, crève, cela t’apprendra une autre fois à te jouer à la Faculté». (III, sc. 3)

Si on considère la première version comme authentique, il faut croire que Molière avait fait porter la charge sur ses comédiens (« Crevez, crevez, mes petits messieurs »), plutôt que sur lui-même, et qu’une décennie après sa disparition, ses héritiers spirituels et ses éditeurs auront choisi (pour alimenter le mythe de sa vie maladive ?) de l’accabler des anathèmes qui en effet se réalisèrent, puisqu’il « creva » pour avoir voulu jouer la médecine.

On peut considérer, et c’est l’hypothèse vers laquelle nous penchons, que l’édition de 1682 rétablit la leçon de Molière, lequel s’était plaisamment accablé d’une fulmination hélas confirmée par sa mort, avant que ses comédiens, au lendemain de sa disparition, quand le sténographe de l’édition Sambix vint écouter la pièce et en transcrire ce qu’il put en retenir, n’en modifient par décence la lettre. L’édition de 1675 faite en hâte pour contrecarrer cette piraterie aura reproduit cette version édulcorée, avant que l’édition de 1682 ne rétablisse le texte original composé par le poète.

À chacun de choisir son interprétation en pesant le pour et le contre. Tout ce qu’on peut en conclure, c’est qu’en ce domaine comme en bien d’autres concernant Molière, l’incertitude reste de mise, que l’hypothèse est notre lot et que toute démonstration, faute de pouvoir s’appuyer sur de nouveaux documents, est sujette à contre-expertise.

Crédits photos :

Illustration de la page d’accueil : Le Roy Soleil, dessin de Maurice Leloir © Wikimédia Commons

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