La mort de d’Artagnan vue par Dumas

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Extrait du Vicomte de Bragelonne, d’Alexandre Dumas, chap.CCLXIII (1850)


Si remarquable que fût le véritable d’Artagnan, son nom ne serait pas resté si profondément ancré dans la mémoire collective si Dumas ne lui avait élevé un temple littéraire, ayant pour acolytes Athos, Porthos et Aramis. Mais les héros de papier meurent aussi. Le d’Artagnan de Dumas, qui a vu si souvent la fortune lui échapper en raison de son incorrigible loyauté, s’éteint pareil à lui-même, avec son courage, son amitié entière, et ce fatalisme résigné qui nous le rend si humain et si proche.

D’Artagnan, pour en finir et faire éteindre le feu qui ne cessait point, envoya une nouvelle colonne, qui troua comme une vrille les portes encore solides, et l’on aperçut bientôt sur les remparts, dans le feu, la course effarée des assiégés poursuivis par les assiégeants. C’est à ce moment que le général, respirant et plein d’allégresse, entendit, à ses côtés, une voix qui lui disait :

— Monsieur, s’il vous plaît, de la part de M. Colbert.

Il rompit le cachet d’une lettre qui renfermait ces mots :

« M. d’Artagnan, le roi me charge de vous faire savoir qu’il vous a nommé maréchal de France, en récompense de vos bons services et de l’honneur que vous faites à ses armes. Le roi est charmé, Monsieur, des prises que vous avez faites ; il vous commande, surtout, de finir le siège que vous avez commencé, avec bonheur pour vous et succès pour lui. »

D’Artagnan était debout, le visage échauffé, l’œil étincelant. Il leva les yeux pour voir les progrès de ses troupes sur ces murs tout enveloppés de tourbillons rouges et noirs.

— J’ai fini, répondit-il au messager. La ville sera rendue dans un quart d’heure.

Il continua sa lecture.

« Le coffret, monsieur d’Artagnan, est mon présent à moi. Vous ne serez pas fâché de voir que, tandis que vous autres, guerriers, vous tirez l’épée pour défendre le roi, j’anime les arts pacifiques à vous orner des récompenses dignes de vous. Je me recommande à votre amitié, monsieur le maréchal, et vous supplie de croire à toute la mienne.

« Colbert. »

D’Artagnan, ivre de joie, fit un signe au messager qui s’approcha, son coffret dans les mains. Mais au moment où le maréchal allait s’appliquer à le regarder, une forte explosion retentit sur les remparts et appela son attention du côté de la ville.

— C’est étrange, dit d’Artagnan, que je ne voie pas encore le drapeau du roi sur les murs et qu’on n’entende pas battre la chamade.

Il lança trois cents hommes frais, sous la conduite d’un officier plein d’ardeur, et ordonna qu’on battît une autre brèche. Puis, plus tranquille, il se retourna vers le coffret que lui tendait l’envoyé de Colbert. C’était son bien ; il l’avait gagné. D’Artagnan allongeait le bras pour ouvrir ce coffret, quand un boulet, parti de la ville, vint broyer le coffre entre les bras de l’officier, frappa d’Artagnan en pleine poitrine, et le renversa sur un talus de terre, tandis que le bâton fleurdelisé, s’échappant des flancs mutilés de la boîte, venait en roulant se placer sous la main défaillante du maréchal. D’Artagnan essaya de se relever. On l’avait cru renversé sans blessures. Un cri terrible partit du groupe de ses officiers épouvantés : le maréchal était couvert de sang ; la pâleur de la mort montait lentement à son noble visage. Appuyé sur les bras qui, de toutes parts, se tendaient pour le recevoir, il put tourner une fois encore ses regards vers la place, et distinguer le drapeau blanc à la crête du bastion principal ; ses oreilles, déjà sourdes aux bruits de la vie, perçurent faiblement les roulements du tambour qui annonçaient la victoire. Alors, serrant de sa main crispée le bâton brodé de fleurs de lis d’or, il abaissa vers lui ses yeux qui n’avaient plus la force de regarder au ciel, et il tomba en murmurant ces mots étranges, qui parurent aux soldats surpris autant de mots cabalistiques, mots qui avaient jadis représenté tant de choses sur la terre, et que nul, excepté ce mourant, ne comprenait plus :

— Athos, Porthos, au revoir ! – Aramis, à jamais adieu !

Des quatre vaillants hommes dont nous avons raconté l’histoire, il ne restait plus qu’un seul corps : Dieu avait repris les âmes.

À lire :

Alexandre Dumas, Les Trois Mousquetaires (1844)

Alexandre Dumas, Vingt ans après (1845)

Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne (1847-1850)

Crédits photos : 

Illustration de l’article : La mort de D’Artagnan, illustration pour Le Vicomte de Bragelonne, d’A. Dumas © Gallica/BnF

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