La modernité de Gustave Flaubert

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Article de Michel Brix, Membre de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique


 

La littérature française a vu, depuis le XVIIe siècle, se succéder, deux modèles esthétiques dominants, ‒ le classicisme et le réalisme. Le paradigme classique reposait sur la thèse que l’œuvre littéraire devait apporter un enseignement susceptible d’éclairer le lecteur dans sa propre existence. Ce modèle a subi un détricotage progressif au XVIIIe siècle, ‒ Les Confessions de Rousseau marquant la fin du règne du classicisme et inaugurant l’ère de la « modernité ». Avec l’esthétique moderne, ou réaliste, l’enjeu d’une œuvre ne se situe plus en aval, mais en amont d’elle-même : elle est censée fournir des informations sur son contexte de production et sur son auteur. Ainsi, on voit, à l’époque romantique, la plupart des écrivains se mettre en scène dans leurs écrits. Ce réalisme, qui ouvre toutes grandes les portes de l’œuvre littéraire aux émotions personnelles, règne toujours aujourd’hui. Il eut à compter pourtant avec les réorientations que Flaubert tenta d’imposer à l’art, à partir du milieu du XIXe siècle. Le romancier normand voulut apparaître comme un anti-Musset, combattit l’envahissement de la littérature par la confidence individuelle, et formula sa doctrine de l’impersonnalité, ou de l’impassibilité (l’auteur littéraire doit faire croire qu’il n’a pas vécu et, même présent partout, doit être cependant invisible dans son œuvre).

                Autre reproche fait par Flaubert à ses contemporains : ceux-ci mêlaient l’Art aux passions politiques et exposaient le statut de l’artiste aux dangers des progrès de la démocratie. D’où la nécessité pour les écrivains de faire savoir qu’ils vivent d’une existence à part, dans les régions hautes de l’esprit, isolés dans une misanthropie hautaine, pratiquant un art intransitif et autotélique, indifférent aux préoccupations du public. D’où la nécessité aussi de ne décrire l’humanité que comme un ratage, que tout être supérieur se doit de mépriser et qui ne donne à connaître que des anti-héros, comme Emma Bovary ou comme Frédéric Moreau, le protagoniste de L’Éducation sentimentale de 1869. Mais dans la conception flaubertienne des choses, les auteurs ne sont pas partie prenante du désastre que leurs œuvres évoquent. Ici réapparaît le Moi, que Flaubert n’a jamais renoncé, en fait, malgré ses déclarations, à donner à voir dans ses écrits. La stratégie adoptée par l’écrivain normand est cependant plus subtile, ou plus détournée, que celle d’un Musset et ne nécessite ni confession ni aveux directs. L’art pour l’art flaubertien consiste pour l’auteur à se faire reconnaître, par le travail du style, comme un génie de la rhétorique littéraire, ou de ce qu’on appelle aujourd’hui « l’écriture ». L’art pour l’art vise moins à élever un trône à l’œuvre elle-même qu’à l’auteur qui, par sa merveilleuse adresse de main, invite le public à le regarder comme un maître, ressortissant d’une humanité supérieure, échappant à la réalité désolante qui l’entoure : l’habileté et le génie stylistique dont fait preuve l’auteur en peignant le monde atteste que, seul parmi ses contemporains, il n’est pas concerné par l’immense faillite dont il dresse le constat.

                Les mêmes détours sont à l’œuvre chez les héritiers naturalistes de Flaubert. Pratiquant l’écriture artiste, ils parsèment leurs romans de descriptions soignées et léchées, dont le rapport avec l’action n’apparaît pas immédiatement : ces bijoux de prose donnent l’impression que l’auteur a voulu attirer l’attention du public sur son propre talent plutôt que de faire progresser l’histoire qu’il raconte. L’écriture artiste obéit à un objectif majeur : faire apparaître devant les lecteurs une image du Moi auctorial, dont le trait majeur est ne pas appartenir au monde hideux et lamentable qui est décrit (ce monde est le domaine des lecteurs, mais n’est pas celui de l’auteur).

                Plutôt que des confidences sur lui-même, Flaubert livre à travers ses romans un équivalent, ou un analogon, de sa personne. On sait qu’il n’a jamais prononcé la formule fameuse « Madame Bovary, c’est moi ! ». Pourtant, comme il arrive parfois avec les citations apocryphes, cette formule est pleine de vérité critique, tout au moins si on y ajoute des italiques : « Madame Bovary, c’est moi ! » Ce qui revient à dire : l’impeccabilité stylistique de Madame Bovary est l’analogon de la supériorité morale et intellectuelle de celui qui a conçu cet ouvrage.

                À dater de la fin du XIXe siècle, sur les traces de Flaubert, le Moi de certains écrivains s’est vu célébré de manière quasi religieuse, ‒ les lecteurs étant appelés à porter leurs regards vers une Idée de l’auteur, au sens platonicien du terme. À preuve l’exemple emblématique de Mallarmé. Exactement comme Flaubert est l’impeccabilité stylistique de Madame Bovary, Mallarmé est le « Livre », c’est-à-dire le raffinement, poussé à l’extrême, de l’intellectualité.

 

À lire :

Brix, L’Attila du roman. Flaubert et les origines de la modernité littéraire, Paris, Honoré Champion, 2010.

Brix, Du classicisme au réalisme. Une histoire de la littérature française (XVIIe-XXIe siècles), Paris, Kimé, 2021.

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