La jalousie du Barbouillé à l’Institut de France, le 21 mai 2022

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Entretien oral avec Charles di Meglio, directeur artistique de la Compagnie Oghma


De Molière vous connaissez L’AvareLe Malade imaginaire ou Les Précieuses ridicules… Cependant, vous n’avez encore sans doute jamais entendu parler de La Jalousie du barbouillé. Cette pièce serait sa première comédie, une œuvre de jeunesse écrite par le chef de troupe pour ses comédiens dans la tradition de la farce médiévale. Le 21 mai 2022, à l’occasion des 400 ans de la naissance de Molière, la pièce a fait l’objet d’une représentation exceptionnelle dans la cour de l’Institut de France, à proximité de la bibliothèque Mazarine qui en conserve le précieux manuscrit : une création de la Compagnie Oghma, qui perpétue la tradition théâtrale des XVIIe et XVIIIe siècles.

 

Barbouiller, peindre grossièrement avec une brosse. Signifie aussi un bouffon enfariné.

Enfariner, s’est dit […] des Bouffons et des Farceurs qui se barbouillaient le visage avec de la farine pour faire rire le peuple, tels qu’ont été Jodelet et Gilles le Niais.

                                                          — Furetière, Dictionnaire universel (1691)

Lorsqu’il écrit La Jalousie du Barbouillé au début de sa carrière d’acteur-auteur, Molière rattache donc immédiatement son personnage éponyme à une longue tradition de la farce française : celle des enfarinés. Cette marque distinctive permettait d’identifier le type qu’ils incarnaient, des bonshommes souvent un peu sots, grossiers, paresseux et parfois malins et espiègles.

D’où vient et de quand date cette tradition? Difficile de le dire mais une sottie jouée à Genève au XVIe siècle permet d’imaginer une pratique déjà établie et évidente pour ses contemporains:

Puis qu’êtes tous enfarinés

Soyez prêts à jouer la farce.

La Sottie des Béguins, 1523

Cent ans plus tard, sur la place Dauphine à Paris, triomphait Antoine Girard sous le nom de Tabarin. Il prêtait ses traits à un valet qui éblouissait ses spectateurs de sa vive répartie, de sa sagesse populaire et de sa capacité à échapper aux tâches qui lui étaient confiées.

Un de ses signes distinctifs était son visage blanchâtre et enfariné. Si Molière ne peut que difficilement l’avoir vu sur scène (il prend sa retraite en 1625), son succès est néanmoins tel que de nombreux opuscules — dont il est l’auteur ou des publications pirates — paraissent sous son nom. Sa célébrité perdurera au moins jusqu’à la Fronde (1648-1653):

Prends garde Jules Mazarin

De passer pour un Tabarin,

Venant monter sur un théâtre,

Avec une couleur blafarde.

                                          — La Lettre de Caron à Mazarin (s.l., n.d.)

Nous sont parvenues plusieurs farces dont Tabarin est l’auteur et la vedette. Celle qui ouvre notre spectacle mérite notre attention. On la retrouve dans une autre version très similaire et contemporaine mettant en scène Gros Guillaume et Turlupin (cf. plus bas). La différence majeure en est la fin. Dans celle de Tabarin, Lucas, son maître, est fourré dans un sac avant d’être roué de coups de bâton!

Le texte d’une des premières farces de Molière, Gorgibus dans le sac, ne nous est pas parvenu, mais on sait qu’elle est une première ébauche des Fourberies de Scapin, de même que La Jalousie du Barbouillé promet Georges Dandin. La parenté est limpide!

Molière et sa troupe de retour à Paris donnent une pièce restée au répertoire jusqu’en 1664 : La Jalousie de Gros-René, qui est vraisemblablement la même Jalousie que celle du Barbouillé. Si ce Gros-René est René Du Parc qui a rejoint la troupe en province avec son personnage comique, il nous renvoie à un autre acteur-auteur de la scène française de la première moitié du XVIIe siècle: Gros Guillaume, qui faisait partie, avec Gaultier-Garguille et Turlupin, d’un célèbre trio de farceurs à l’Hôtel de Bourgogne.

Comme Tabarin, Gros Guillaume avait, lui aussi, le visage enfariné et ses personnages renvoient pour la plupart au type du naïf benêt.

À sa mort, en 1634, il est remplacé par Gillot-Gorju. Ni gros ni enfariné, cet acteur qui quitte la scène en 1642, nous intéresse car il développe le type du pédant docteur. Une gravure de Jeremias Falk, conservée au Louvre, nous en livre un témoignage intéressant:

Guillot-Gorju par ses bons mots […]

Et parlant Français ou Latin,

Il dit toujours de bonnes choses.

Impossible de nier l’influence que cet acteur célébré a pu avoir sur Molière, et dès La Jalousie du Barbouillé, où il tient vraisemblablement le rôle du Docteur. Nous n’inventons rien : Antoine de Somaize, le plus ardent adversaire du Molière des débuts va jusqu’à reprocher à notre impétrant sa filiation farcesque : Qu’attendre d’un homme qui tient toute sa gloire des Mémoires de Gillot-Gorju qu’il a achetés de sa veuve, et dont il s’adopte tous les Ouvrages? (in Les Véritables précieuses, 1660, chez Jean Ribou)

Pour conclure en farine sur ces Précieuses ridicules qu’a tant critiquées Somaize, rappelons qu’un des rôles des deux valets déguisés en précieux y a été écrit pour le doyen des acteurs comiques d’alors: Jodelet, qui avait quitté le Théâtre du Marais pour intégrer la troupe de Molière à son arrivée à Paris. Cette star de la scène parisienne avait perpétué le type du valet rusé, glouton et idiot, enchaînant les bévues dont il se tirait avec espièglerie.

Paul Scarron (qui lègue dans son testament comique de 1660 “À Molière le cocuage”) l’avait consacré en lui écrivant en 1645 la première d’une longue série de pièces qui portent son nom : Jodelet ou le Maître-valet. Une des caractéristiques de Jodelet, outre une voix nasillarde : c’était un enfariné de théâtre! Peut-être le dernier à pratiquer ce maquillage lié à une tradition qui sera néanmoins perpétuée par Molière lorsqu’il développera ses propres personnages de valets.

Par Charles di Meglio, directeur artistique de la Compagnie Oghma

En savoir plus sur la compagnie Oghma :

https://www.compagnieoghma.com

Crédits photos :

Illustration de la page article : Farceurs français et italiens, 1670 © Wikimédia Commons 

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