La Fontaine et la cour

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Article de Patrick Dandrey, professeur émérite de littérature française à la faculté des Lettres de la Sorbonne


Les rapports de Jean de La Fontaine avec la cour de Louis XIV reflètent toutes les ambiguïtés d’un lieu qui est à la fois le centre du pouvoir et de la vie culturelle, mais également celui où s’exacerbent les passions humaines entre les mains du monarque absolu. Après la disgrâce de son protecteur Fouquet, La Fontaine évolue en marge de la cour : courtisan sans l’être, lorsqu’il dédie son premier recueil de Fables au Dauphin ; moraliste goûté pour son génie narratif ; satiriste des puissants par attachement à une tradition, plus peut-être que par intentionLes Fables de La Fontaine sont l’eau limpide où se reflète quiconque vient s’y pencher comme le faisait l’Agneau avant d’être croqué par le Loup. 

 
 

Curieusement, La Fontaine qui passe pour avoir croqué la cour comme le Loup le fait de l’Agneau ne fut pas courtisan de Louis XIV. S’il fut présenté au roi lors de sa réception à l’Académie (et nous n’en savons rien), ce dut être leur seule rencontre. Mondain dans sa jeunesse, quand il tenait salon avec sa femme à Château-Thierry et courtisait volontiers les femmes des autres, de nuit et en bottes blanches, signe d’élégance raffinée, il hanta ensuite la petite cour de son protecteur, Nicolas Fouquet. Il fut de la fête que celui-ci donna au roi en juillet 1661 à Vaux, domaine fastueux à peine sorti de terre, et rédigea même la relation de ces fastes qui coûtèrent sa place et sa liberté au surintendant imprudent. Sans doute tint-il sa place à la cour de la duchesse douairière d’Orléans chez qui il pointa ensuite comme gentilhomme servant ; mais elle était âgée, retirée et peu entourée. Et puis, ruiné par la succession embrouillée de son père, hébergé par Mme de La Sablière puis par les d’Hervart, gens de finances, il eut une vie pour l’essentiel de salons, d’académies, de cercles et de coteries amicales. On le retrouvera, vieillissant, dans le cadre sulfureux de la cour des Vendôme et des Conti, qui renchérissait de liberté pour compenser la dévotion assombrissant Versailles à la fin du siècle.  

De Versailles, de ses jardins surtout, il a offert une évocation en forme de promenade, émaillée d’émerveillements, élogieux envers Colbert et Louis XIV, dans un délicieux récit en prose mêlée de vers, Les Amours de Psyché (1669). Mais il avait visité les lieux en touriste bien introduit, pas en familier de la maison ni des fêtes qui s’y déroulaient avant que le roi n’y transporte sa cour et son gouvernement. L’élégance de son talent, la délicatesse enjouée de son œuvre, la profondeur de son anatomie de l’âme humaine et de ses défauts piquants ou terribles lui valurent certes une grande notoriété, mais en marge des dorures du règne. Mme de Montespan, spirituelle maîtresse du roi, l’appréciait : elle accepta qu’il lui dédiât le second recueil de ses fables (1678), après qu’il eut offert le premier au jeune dauphin (1668) et avant de placer le dernier sous la protection du petit-fils du monarque (1694). Tel est La Fontaine, en marge sans être ignoré, dans l’ombre sans être disgracié. N’insiste-t-il pas dans ses fables à célébrer «l’amour de la retraite» ?  

Et pourtant celles-ci sont réputées traiter abondamment du roi et de la cour. Mais c’est en partie un effet d’optique. Car on rattache à ce milieu des thèmes prédominants du premier recueil (livres 1 à 6) qui certes s’y prêtent, mais pas directement : la présomption, l’arrogance, la cruauté et la sottise de puissants, l’étourderie, l’inconséquence, les illusions des faibles cristallisent dans des relations de pouvoir où la flatterie et le cynisme courtisans semblent ciblés. Mais le Corbeau spolié par le Renard beau parleur n’a rien d’un monarque. Et le Lion, dans ces fables d’origine grecque prêtées au légendaire Esope, n’est pas encore entouré d’une cour comme celle du Louvre. Les Animaux malades de la peste qui, dix ans plus tard, ouvre le 2e recueil (livres 7 à 11) met au contraire sous les feux de la rampe une société de cour qui va ressurgir de loin en loin, avec ses travers de fausseté, d’iniquité, d’arbitraire, de flatterie et de cruauté, ses effets de mode et de faveur, peut-être sous l’influence des fables orientales, plus politiques, qui s’ajoutent désormais aux sources grecques.  

Influence de l’actualité ? Sans doute, quoique l’essentiel des fables de La Fontaine (210 sur 240) datent d’avant l’installation de la cour à Versailles. Effet de genre ? Certainement : la critique de la cour, de ses travers et de ses méfaits, appartient à la tradition morale et se rencontre dans la satire, le sermon, la comédie ou la philosophie. Et la fable, avec La Fontaine, touche à tout cela. Mais c’est surtout que la cour, sommet du pouvoir, est le miroir grossissant des défauts que cible la pensée morale à l’âge classique français : ces défauts ont pour origine et pour clef l’illusion de l’image, le spectacle permanent que nous donnons de nous-mêmes et dont nous nous abusons, la carence de lucidité, de mesure, de connaissance de soi dont la cour, lieu de pouvoir sans vrai pouvoir, de grandeur trompeuse et de faveur glissante, constitue la quintessence. On croit voir partout la cour en filigrane des Fables parce qu’en elle se concentre toute la vanité des illusions humaines dénoncées par le genre.  

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