Jorge Semprún et son beau-frère Jean-Marie Soutou : une amitié créatrice

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Article de Georges-Henri Soutou, membre de l’Institut


Un aspect peu connu, mais essentiel, de la vie de Jorge Semprún est la profonde amitié et même la complicité qui l’unissaient à son beau-frère, Jean-Marie Soutou. Celui-ci, Béarnais né en 1912, avait adhéré en 1934 au mouvement Esprit, fondé deux ans auparavant par Emmanuel Mounier. Ce mouvement, ainsi que la revue du même nom, faisaient partie du bouillonnement intellectuel et politique des années 30. La particularité d’Esprit, c’était de se réclamer du « personnalisme chrétien », notion développée à l’époque par Emmanuel Mounier en lien avec des philosophes, comme Maritain, ou des théologiens, comme le Père de Lubac.

Dès juillet 1936, au début de la Guerre d’Espagne, Emmanuel Mounier s’inquiéta du sort du correspondant d’Esprit en Espagne, José Maria Semprún-Gurrea, avocat et professeur de Droit, père de Jorge Semprún. Au déclenchement de la guerre civile, J.M. Semprún resta fidèle au gouvernement républicain. Or, la famille Semprún passait ses vacances de l’été 1936 à Lequeitio sur la côte du Golfe de Biscaye, tandis que les troupes franquistes approchaient. Emmanuel Mounier leur envoya précipitamment Jean-Marie Soutou pour leur offrir l’aide du groupe Esprit de Pau. Jean-Marie Soutou les embarqua sur un bateau de pêche et les ramena chez lui, à Lestelle-Bétharram.

Mon père aida en particulier le tout jeune Jorge à s’inscrire au Lycée Henri IV, à Paris, et à partir de là commença une relation amicale et intellectuelle, et familiale à partir de 1942, quand Jean-Marie Soutou épousa Maribel, sœur de Jorge, qui ne s’interrompit jamais, à l’exception de l’internement de Jorge à Buchenwald en 1943-1945.

Certes, leurs itinéraires au départ divergèrent : Semprún fut un membre éminent du Parti communiste espagnol durant plus de vingt ans, tandis que son beau-frère, devenu diplomate, fut l’un des architectes de la politique française dans la Guerre froide.

Mais à partir de 1959, l’expérience de Semprún en Espagne, à la suite de l’échec de la grève générale lancée par les communistes cette année-là, et celle de Jean-Marie Soutou, alors consul général à Milan et qui fréquentait tous les milieux intellectuels et politiques de la Péninsule, convergèrent : le communisme soviétique stalinien était mort au XX° Congrès en 1956, un « eurocommunisme » moins totalitaire devenait une possibilité, l’horizon, certes encore lointain, s’ouvrait pour la sortie de la Guerre froide, mais aussi, dans le cas de l’Espagne, du franquisme. Comme on le sait, ce fut l’accusation d’ « eurocommunisme » qui conduisit à l’exclusion de Semprún du PCE en 1964. Quel rôle ont joué dans cette évolution de Jorge Semprún les échanges entre les deux hommes qui n’avaient jamais cessé ? Difficile à mesurer, mais certain.

Le dernier engagement politique de Jorge Semprún fut pour l’Europe. L’Europe de la mémoire, plaidant, dans son discours de Buchenwald de 1995 (devenu toute de suite un classique de la littérature allemande) pour une mémoire européenne unifiée après la chute du nazisme en 1945 puis du communisme en 1990, une mémoire n’oubliant pas mais transcendant les divisions et affrontements historiques du continent.

Mais aussi l’Europe politique, participant à des groupes de réflexion et d’influence qui avaient leurs entrées au sommet, en particulier à Paris et à Berlin, dans ces années où il s’agissait d’adapter la construction européenne au bouleversement provoqué par la fin de la Guerre froide. Et là il retrouva une fois de plus mon père, qui avait fondé en 1984 avec Joseph Rovan et quelques amis venus de différents pays européens, l’association “Cassiodore”.

L’association a joué un rôle discret mais très important de truchement pour faciliter les rapports entre certaines élites dirigeantes, en particulier entre la France de François Mitterrand et l’Allemagne d’Helmut Kohl, grâce aux bonnes relations entretenues par ses membres aussi bien à l’Elysée qu’à la chancellerie fédérale ainsi qu’à Bruxelles, auprès de Jacques Delors. Ce fut essentiel au moment de la fin de la Guerre froide et de la réunification allemande, et ensuite lors de la préparation du Traité de Maastricht. Celui-ci restait en-deçà des aspirations de Cassiodore, mais au moins avait-on évité une brouille franco-allemande durable après les hésitations ressenties à Paris au moment de la réunification. Par ses contacts exceptionnels en France, en Espagne et en Allemagne, Jorge Semprún joua aussi son rôle dans cette période.

Crédits photos : 

Illustration de l’article : Europe politique… / dressée par J. Forest.. (1948) © Bibliothèque nationale de France, département Cartes et plans | Gallica

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