Histoire et mémoire des « Juifs du pape »

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Article d'Yves Bruley, correspondant de l’Institut (Académie des sciences morales et politiques)


Si le judaïsme est présent depuis l’Antiquité dans les cités gallo-romaines du Rhône, les « Juifs comtadins » occupent une place particulière dans l’histoire religieuse et dans la mémoire nationale. Pendant plusieurs siècles et jusqu’à la Révolution française, les « Juifs du pape » ont bénéficié en Avignon et dans le Comtat Venaissin d’une situation plus favorable que leurs coreligionnaires du royaume de France et du reste de l’Europe.

Avignon, Carpentras, Cavaillon, L’Isle-sur-la-Sorgue : à cette constellation de villes comtadines autour d’Avignon est associée l’histoire étonnante d’une communauté juive, certes peu nombreuse – elle n’a jamais dépassé quelques milliers de personnes – mais très originale. Lorsque le Comtat Venaissin devient pontifical en 1274, des communautés juives sont déjà présentes dans la plupart des villes, ainsi qu’à Avignon. Ces villes provençales ont été, à la fin du Moyen Âge, l’un des rares refuges pour les Juifs.

Par leurs métiers, ils ne se distinguent guère du reste de la population urbaine. Ils sont nombreux dans l’artisanat et le commerce. On compte aussi des médecins, dont certains sont rattachés aux monastères et aux évêques de la région. En Avignon, les chirurgiens juifs peuvent exercer en vertu d’une loi explicite. En outre, on trouve jusqu’au XVIe siècle des Juifs fermiers des redevances et des péages pontificaux. Ici comme ailleurs, ils pratiquent le prêt à intérêt, l’usure étant interdite aux chrétiens par le droit canonique.

Outre les taxes particulières qui leur sont imposées, la principale discrimination est géographique : c’est l’isolement, au sein des villes, dans des quartiers particuliers. Il s’agit d’une tendance générale depuis le XIIe siècle visant à limiter les contacts entre chrétiens et israélites. Dans les villes de la Provence pontificale, les quartiers Juifs sont appelés « carrières », du provençal carriero, qui signifie « rue ». C’est en fait un ensemble de plusieurs rues, qui forment le territoire exclusif de la communauté. Les noms en gardent le souvenir de nos jours : rue de la Juiverie, rue Jacob, rue Abraham, etc. Faute de place, on édifie des immeubles de plus en plus hauts, jusqu’à six ou sept étages. Les constructions sont fragiles et dangereuses, l’habitat est exigu et souvent insalubre. Au centre de la « carrière » se trouve la synagogue, dont la surface, limitée elle aussi, oblige à une architecture originale, toute en hauteur.

Les mesures d’expulsion qui frappent les Juifs, en France ou ailleurs, à la fin du Moyen Âge, ne s’appliquent pas sous la souveraineté des papes, où la situation demeure plus favorable. De ce fait, la plupart des Juifs de Provence se réfugient dans l’enclave pontificale, ce qui permet au judaïsme provençal de se perpétuer à travers les siècles.

Un durcissement s’opère cependant au temps de la Contre-Réforme (XVIe siècle) et provoque un net déclin démographique. À Carpentras, la communauté la plus nombreuse, les Juifs ne sont plus que 700 ou 800 au XVIIe siècle. Avignon n’en compte que 200 ou 300, autant qu’à L’Isle-sur-la-Sorgue (qu’on appelle alors et jusqu’au XIXe siècle L’Isle-de-Venisse, c’est-à-dire « en Venaissin »). Cavaillon n’a qu’une centaine de Juifs, tandis qu’on n’en rencontre plus guère dans la campagne du Comtat.

Mais le XVIIIe siècle est celui du rebond. Grâce à un contexte économique meilleur et à un relâchement des restrictions réglementaires, le renouveau est spectaculaire. Les Juifs étendent leurs activités professionnelles et se lancent notamment dans le travail de la soie. Les affaires bancaires connaissent aussi une période florissante. Signe de cet enrichissement, les vieilles synagogues sont alors remplacées par des constructions modernes. Les plus beaux exemples de cette architecture judéo-comtadine du XVIIIe se voient encore à Cavaillon et Carpentras. L’ornementation y est somptueuse et baroque, analogue à l’art religieux et profane de l’époque. En 1791, la Révolution trouvera « les Juifs du pape » en plein essor.

La mémoire de cette communauté doit beaucoup à certaines personnalités marquantes, par exemple Bernard Lazare, journaliste de la Belle-Époque, dreyfusiste de la première heure et ami de Charles Péguy. L’un des descendants les plus connus des « Juifs comtadins » est sans doute le compositeur Darius Milhaud (1892-1974), Membre de l’Institut, dont France Mémoire commémore en 2024 le cinquantenaire de sa disparition. À celui qui se définissait comme « un Français de Provence et de religion israélite », on doit entre autres l’oratorio David, composé pour le troisième millénaire de Jérusalem en 1955, et dès 1925 l’opéra-bouffe Esther de Carpentras, hommage à « la Jérusalem de la Provence ».

À lire 

René Moulinas, Les Juifs du pape. Avignon et le Comtat venaissin, Paris, Albin Michel, 1992

Jules B. Farber, Les Juifs du pape en Provence, Arles, Actes Sud, 2003

Yves Bruley, « Le refuge comtadin des “Juifs du pape” », Codex, n°24, juillet 2022

Crédits image

Intérieur d’une synagogue, Italie, XVIIIe siècle, Musée d’art et d’histoire du Judaïsme. Dépôt du musée judéo-comtadin de Cavaillon Photo © mahJ / Christophe Fouin

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