Grégoire contre Napoléon : les combats d’un adversaire de l’esclavage et du despotisme
RETOUR AU DOSSIERYves Bruley, Maître de conférences h.d.r. à l’École Pratique des Hautes Études, Directeur de France Mémoire
Prêtre lorrain et acteur majeur de la Révolution, l’Abbé Grégoire (1750-1831) a été l’un des grands artisans de l’abolition de l’esclavage et de la lutte contre la traite, au nom du christianisme et des idées des Lumières. Membre de l’Institut dès sa fondation en 1795, il y prononce plusieurs discours en faveur de la cause des Noirs. Adversaire de Napoléon Bonaparte par haine du despotisme, il est qualifié par Stendhal d’ « homme le plus honnête de France ». Ses cendres reposent au Panthéon depuis 1989.
Né en 1750 en Lorraine dans une famille modeste, « catholique par conviction, prêtre par choix », Henri-Baptiste Grégoire se fait connaître par son engagement en faveur des juifs ashkénazes de sa région. En 1788, il est lauréat de l’académie de Metz pour son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs. Il jouit déjà d’une certaine aura littéraire lorsqu’il est élu député aux États-généraux en 1789. Aussitôt il s’y distingue en appelant l’Assemblée nationale constituante à reconnaître les droits politiques des Juifs, mais aussi des « gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue et des autres îles françaises d’Amérique » (décembre 1789) : « Un jour, dit-il, des députés de couleur franchiront l’Océan pour venir siéger dans la Diète nationale ; les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberont plus sur les fers des esclaves. » Il devient membre honoraire de la Société des Amis des Noirs, se lie avec les abolitionnistes, et en 1791 fait reconnaître les droits de citoyens à part entière aux « libres de couleur » (noirs ou mulâtres libres).
Il soutient la Constitution civile du clergé en 1791 et devient évêque constitutionnel de Blois.
Élu à la Convention en 1792, il est l’auteur de la proposition de décret qui, le 21 septembre 1792, proclame que « la royauté est abolie en France ». À la Convention, il dénonce « le vandalisme révolutionnaire » (dont il invente le nom). Les 4 et 5 février 1794, son rôle est essentiel lors des séances au cours desquelles l’esclavage est aboli. À l’avènement du Directoire, il est élu au Conseil des Cinq-Cents.
Il figure parmi les tout premiers membres de l’Institut national, élu le 10 décembre 1795 dans la deuxième classe, celle des sciences morales et politiques (en section de Morale). C’est dans ce cadre que se déploie désormais son action en faveur des Noirs et des abolitionnistes. Grégoire est probablement à l’origine de l’élection à l’Institut du juriste mulâtre Julien Raimond (1744-1800), originaire de Saint-Domingue (Haïti), comme associé de la classe des Sciences morales et politiques (section de Législation). Tous deux se connaissent depuis 1789 et partageaient la lutte contre l’esclavage.
Les 7 décembre 1798 et 17 mars 1799, l’abbé Grégoire donne lecture devant l’Institut de son Mémoire historique sur les efforts des amis de la liberté contre la traite et l’esclavage des Nègres, suivi de ce qui reste à faire à cet égard. L’ouvrage ne fut pas publié aussitôt et le changement de régime, avec le coup d’État de Brumaire, paraît avoir empêché cette publication. Le 3 juillet 1800, pressentant le retour en force du parti colonial, Grégoire prend de nouveau la parole à l’Institut pour y prononcer une Apologie de Barthélémy de Las Casas. Son discours publié en 1802 vaut critique implicite de la politique de Bonaparte. En effet, Grégoire est du nombre des opposants au décret du 20 mai 1802 (30 Floréal an X) qui rétablit l’esclavage. Il faut rappeler que le débat parlementaire a été très vif : le Tribunat approuve par 54 voix contre 27 ; au Corps législatif, on compte une centaine de votes négatifs. Mais depuis quelques mois, Grégoire siège au Sénat. Bien qu’adversaire politique de Bonaparte et contre sa volonté, il a été élu sénateur en décembre 1801, sans même avoir été candidat.
En 1803, Bonaparte impose une réforme à l’Institut, dont la classe des sciences morales et politiques fait les frais, ses membres étant répartis entre les classes créées alors, à l’imitation des quatre académies d’Ancien Régime. Grégoire passe dans la 3e section, celle d’histoire et de littérature anciennes. En 1804, il vote au Sénat contre la proclamation de l’Empire. En 1808, il publie un ouvrage intitulé De la littérature des nègres ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature.
En 1816, Louis XVIII prononce l’exclusion de Grégoire de l’Institut, où il avait, le 22 janvier 1796 (2 pluviôse an IV), fait entendre ces mots :
« Le cri de la liberté a retenti dans les deux mondes. Puissent les blancs et les noirs, abjurant les rivalités, les haines et les vengeances, confondre leurs affections, et ne plus former qu’une famille ! Puissent l’humanité, la liberté, la justice, renaître enfin dans les contrées africaines, expier les crimes de l’Europe, éclairer, consoler, civiliser les nations, qui ont les mêmes droits que nous, et qui peut-être rempliront mieux leurs devoirs. »