Flaubert est-il un écrivain romantique ?

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Article de François Vanoosthuyse, professeur de littérature à l'université de Rouen


 

Cette question – « Flaubert est-il un écrivain romantique ? » – est quelque peu provocante, car la tradition scolaire qui associe le nom de Flaubert à la notion de réalisme est ancienne et puissante ; et l’idée qu’il est précisément celui qui tourne la page du romantisme français, qui invente une autre modernité, est extrêmement séduisante. Ne s’est-il pas effacé pour faire mieux voir le monde réel, le détail de ses laideurs et de ses beautés, telles qu’elles sont ? N’a-t-il pas bâti sa poétique impersonnelle pour se démarquer bien franchement des poètes élégiaques et du bavardage des romanciers à thèse ? N’a-t-il pas cruellement ironisé sur les lieux communs du romantisme, sur les phrases toutes faites, les postures plus ou moins factices et les illusions de personnages bercés et bernés par les romans, les images et les poèmes romantiques ? Madame Bovary, L’Éducation sentimentale, et même Bouvard et Pécuchet racontent les échecs de femmes et d’hommes qui se sont pris naïvement de passion pour quelque chose, qui sont passés à côté de la réalité parce qu’ils accordaient davantage de prix à leurs rêves d’amour, de cité idéale ou de savoir.

Oui, mais. Et il y a beaucoup de mais. Il ne viendrait à l’esprit d’aucun lecteur de préférer Rodolphe à Emma, M. Homais à Charles, Sénécal à Dussardier, Deslauriers à Frédéric, le notaire à Bouvard et le maire à Pécuchet. Dans les romans à sujet moderne de Flaubert, tout ce qui est bourgeois, avare, normal, sans idéal et sans amour, a toujours le mauvais rôle. Le scandale (car ces romans « impersonnels » expriment tous une révolte, une fureur, disons même une haine), c’est la laideur et la cruauté constitutives de ceux qui n’ont précisément aucun « romantisme », aucune aspiration élevée, aucune foi, aucune curiosité pour le Beau. Sans doute est-ce que les idéalistes sont toujours condamnés à la défaite ; mais, sur un plan symbolique, moral, esthétique aussi, la victoire leur appartient. Et ce scénario ne laisse pas d’être assez « romantique ».

Flaubert lui-même a été, enfant et jeune homme, un romantique. Ses premiers textes (Les Mémoire d’un fou et Novembre par exemple) ne correspondent nullement au modèle de la littérature « impersonnelle ». Ce sont des textes écrits avant 1848, alors que le romantisme était le style dominant de littérature en France. C’est dans ce contexte culturel que Flaubert a été formé par ses maîtres du Collège Royal de Rouen (son professeur d’histoire, en particulier, était un disciple de Michelet), tandis que sa sœur Caroline jouait Beethoven et Mozart sur son piano. Byron, Goethe, Hugo, Chateaubriand sont de grandes admirations de Flaubert. Et le panthéon des romantiques est le sien : Shakespeare, qu’il lit en anglais, Rabelais, Cervantès, Ronsard… Que représentent pour lui sous le Second Empire ses amis Gautier, Sainte-Beuve et Sand, sinon une certaine époque de liberté, une parenthèse heureuse entre deux bonapartismes, durant laquelle il a lui-même grandi et s’est projeté incessamment comme créateur vers l’avenir, s’est lancé dans une grande marche à travers la Bretagne, a rêvé d’Orient et d’Italie, et a connu sa grande passion pour une femme ?

Enfin, toute une partie de l’œuvre publiée par Flaubert sort absolument des critères du « réalisme » et de la « post-modernité » ironique vers laquelle on l’a souvent tirée : Salammbô, La Tentation de saint Antoine, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, Hérodias, et d’un certain point de vue Un cœur simple également. Sand appréciait tout particulièrement les deux premiers titres de cette liste. Ce sont deux textes auxquels Flaubert a consacré un temps et une énergie considérables. La Tentation par exemple, dont il existe trois versions, occupe son esprit de la fin des années 1840 à 1874. Salammbô réalise le programme romantique d’une littérature totale : historique, politique, épique, romanesque, érotique…

Il convient donc de réfléchir à deux fois avant d’extraire tout à fait Flaubert de la gangue du romantisme. Sans doute est-ce qu’il n’a jamais renié ses innovations fulgurantes des années 1850, si bien que Madame Bovary a, dans l’histoire de sa création et plus généralement dans l’histoire du roman, le statut d’une œuvre fondatrice. Effacement du narrateur, usage récurrent du discours indirect libre, pratique habituelle de la « focalisation » (dite « interne »), scénarisation attentive des détails de l’existence, de l’inaction et de la passivité, des objets, des impressions fugaces ou durables, montage sophistiqué des voix, distribution des points de vue et des plans, donc multiplication des coupes, recherche perpétuelle du rythme, pratique généralisée de l’ellipse, jusqu’à creuser l’incertitude : personne sans doute n’avait jamais conçu le récit de cette manière. Et si Flaubert met tant de temps à composer ses livres, c’est qu’il invente une forme. Mais est-ce l’anti-romantisme qui donne un sens à ces inventions ? Le désir de Flaubert serait plutôt de produire dans les lettres une révolution comparable à celle qu’ont accomplie ses aînés, car pour lui romantisme signifie énergie, invention, nouveauté, surprise. Son ironie, comme celle de Daumier, concerne moins le grand art romantique européen que la mode du romantisme, sa banalisation par le commerce des images et des textes, par l’industrie du vêtement et du bibelot. Et s’il consacre au mot lune un article du Dictionnaire des idées reçues (« Lune : Inspire la mélancolie. Est peut-être habitée ? »), il est aussi celui qui écrit dans Salammbô parmi les plus belles pages écrites en français sur la mélancolie lunaire.

Une chose est certaine en revanche, c’est que le discours sur Flaubert a été volontiers anti-romantique – au point de projeter sur cette œuvre, quelquefois, un air sec, une couleur morne, une géométrie un peu plate, qui serait celle de l’art moderne, et qui ne l’est pas.

Dans une lettre de février 1880 à Léon Hennique, disciple de Zola, Flaubert écrit :

 

Sur ce, mon bon, je vous serre la main fortement, & suis votre

Gve Flaubert

Alias : la dernière ganache romantique qui a porté un bonnet rouge & qui couchait au dortoir un poignard sous son traversin
– qui, à propos de Ruy Blas a engueulé tous les notables de Rouen, en plein théâtre
– qui s’est fait foutre à la porte de la Préfecture d’Ajaccio pour avoir soutenu devant le Conseil général attablé avec lui que Béranger n’était pas le plus poëte du monde
– & qui a insulté personnellement Casimir Delavigne (action d’éclat).

 

La lettre complète est accessible ici : https://flaubert.univ-rouen.fr/jet/public/correspondance/trans.php?corpus=correspondance&id=13505

 

Bibliographie

Sylvain Amic et Myriame Morel-Deledalle (dir.), Salammbô, catalogue de l’exposition « Salammbô. Passion ! Fureur ! Éléphants ! », Réunion des Musées Métropolitains de Rouen, Mucem, Institut National du Patrimoine de Tunisie, Paris, Gallimard, 2021.

Gustave Flaubert, Œuvres complètes, Tomes I-V, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001-2021.

Gustave Flaubert, Correspondance, Édition électronique par Yvan Leclerc et Danielle Girard, https://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/edition/

Yvan Leclerc, Album Flaubert, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2021.

Gertrude Tennant, Mes Souvenirs sur Hugo et Flaubert, édition d’Yvan Leclerc et Florence Naugrette, textes traduits par Florence Naugrette et Danielle Wargny, postface de Jean-Marc Hovasse, Paris, Éditions de Fallois, 2020.

 

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