En France, entre oubli national et mémoires régionales

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Entretien écrit avec Pierre Allorant, professeur du droit et des institutions, doyen de la faculté de droit d’Orléans, et Walter Badier, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université d’Orléans


Si ses contemporains lui ont accordé une importance majeure, la guerre franco-prussienne de 1870 s’est progressivement estompée dans la mémoire nationale. Aujourd’hui, les historiens en offrent une lecture renouvelée tandis que de nombreuses initiatives sont prises au niveau local pour accompagner les 150 ans du conflit. Entretien avec Pierre Allorant et Walter Badier.

 

 
  • En France, la guerre de 1870 semble faire l’objet d’un oubli généralisé. Pourquoi ?

Walter Badier : Oui, on ne peut que partager ce constat. Je voudrais rappeler deux points. D’abord, la mémoire collective est une construction qui répond aux besoins du présent. Sa fonction principale est de renforcer la cohésion d’un groupe. Ensuite, l’oubli est presque la norme. On ne retient finalement que quelques éléments du passé… Pour la guerre de 1870, nous avons affaire à un événement très important, par la violence des combats et par l’ampleur des conséquences politique, en France comme en Allemagne. Les chercheurs nous aident à comprendre que le silence actuel n’existe que depuis quelques décennies.

 

  • C’est-à-dire ?

Walter Badier : Il y a eu une floraison d’initiatives juste après le conflit. On a posé des plaques, érigé des monuments aux morts, publié des témoignages de généraux ou de simples soldats qui racontaient ce qu’ils avaient vécu, etc. Bien sûr, l’esprit de revanche était présent, je pense à l’épisode du général Boulanger. Cependant, de nombreuses études nous invitent à conserver une certaine prudence sur ce point. En France, il n’y a pas eu de politique belliciste entre 1871 et le début du XXe siècle. La guerre de 1914 a marqué un tournant dans notre rapport au voisin allemand. En 1940, la Débâcle a rappelé certains événements douloureux du passé. En fait, les deux conflits mondiaux constituent une sorte d’écran qui occulte dans notre esprit des épisodes plus anciens.

 

  • Les 150 ans suscitent surtout des initiatives à l’échelle locale. Comment l’expliquez-vous ?

Pierre Allorant : Cela est dû à la nature des combats. Contrairement à l’essentiel de la Grande Guerre, nous avons ici affaire à une guerre de mouvement. Tout le territoire français n’a pas été affecté de la même façon. Nous avons l’armée de la Loire, l’armée des Vosges et puis bien sûr Paris avec le fameux siège. Les sources sont souvent conservées dans les archives départementales. Une autre raison tient à l’engagement des structures associatives qui ont ritualisé la mémoire dans des comités locaux. Aujourd’hui, tout cela est revivifié par la base, par des musées, des passionnés, des associations.

 

  • Certains lieux ont-ils conservé une mémoire plus vive ?

Pierre Allorant : Il se trouve que j’ai grandi à Orléans qui a payé un lourd tribut. Le 11 octobre 1870, les combats ont fait 300 morts en une matinée. Jusqu’en 1914, la ville organisait chaque année des célébrations massives en leur honneur. Puis, cette mémoire s’est effacée. Depuis Jeanne d’Arc, Orléans reste un symbole. Il y a toujours eu cette idée en France que si l’ennemi passait la Loire c’était fini. Cela préfigure 1940.

Walter Badier : Je pense à un autre lieu important, Loigny-la-Bataille. C’est en pleine Beauce, à trente kilomètres au nord d’Orléans. Le 2 décembre 1870, on y a livré l’une des batailles les plus meurtrières de la guerre. Elle fit 9000 morts en quelques heures. Les conséquences furent importantes. Ce fut un tournant stratégique qui marque la fin de la campagne de la Loire. Il y a là-bas un musée, créé en 1907, en partie abrité dans l’ossuaire paroissial qui rassemble les restes mêlés des soldats français et allemands. Ce lieu très singulier associe le religieux, le militaire et le politique. Il est porté par l’association des amis du général de Sonis avec une activité extrêmement forte.

 

  • Que peut-on dire de l’action du Souvenir français ?

Pierre Allorant : Cette association républicaine a été créé en 1887. À l’origine, elle voulait se distinguer d’une œuvre catholique, Des tombes et des prières, pour célébrer la mémoire des soldats morts au combat. En 1906, le Souvenir français est déclaré d’utilité publique, avec le soutien explicite de Clemenceau et du général Picquard, antidreyfusard notoire. Il compte alors 854 comités cantonaux et 800 000 adhérents, ce qui est énorme pour un pays de 40 millions d’habitants. Au lendemain de la Grande Guerre, ce sont eux qui ont l’idée du soldat inconnu. Ils lancent aussi la journée du 11 novembre. Aujourd’hui, le Souvenir français continue de remplir sa mission : entretenir les tombes, conserver la mémoire et assurer la transmission aux nouvelles générations.

 

  • Quelle est l’évolution du traitement de la guerre de 1870 dans les manuels scolaires ?

Walter Badier : Les manuels constituent un reflet de leur remps. Ils sont en phase avec l’idéologie du moment, la façon dont on conçoit le passé. En même temps, ce sont des vecteurs de connaissance. Ils participent à la construction d’une mémoire historique. Autrefois, au fil des pages, on distinguait les bons et les mauvais personnages. Bazaine était le traître tandis que Gambetta était héroïsé, sur le même plan que Vercingétorix ou Jeanne d’Arc. Le ton a changé avec la guerre de 14. On a parlé de “nos soldats” et de “nos ennemis”. Puis, il y a eu une méfiance pour le roman national, dans les années 1960-1970. Sur le long terme, ce qui est très frappant c’est l’effacement progressif de cette guerre.

 

  • Aujourd’hui, quelle place pourrait prendre cet épisode dans la mémoire contemporaine ?

Pierre Allorant : Depuis une trentaine d’année, on assiste au retour de la guerre en Europe, dans les Balkans, en Crimée. On redécouvre que la guerre de 1870 est un moment fondateur. Elle est abordée comme une forme de prémices aux conflits du XXe siècle, dans une histoire globale. C’est le premier conflit international, le premier conflit de masse… C’est aussi la problématique des provinces perdues. En réalité, il y a deux guerres en une : la guerre perdue par le Second Empire à Sedan, puis la guerre de la République poursuivie par Gambetta, comme en juin 1940.

Walter Badier : Du côté des historiens, c’est vrai que l’intérêt est massif pour la guerre en elle-même, la violence des combats, la mobilisation des sociétés, les sources privées, mais aussi la fin du Second Empire, la Commune, les débuts de la IIIe République… C’est vraiment par le renouvellement historiographique qu’il peut y avoir un regain mémoriel. À terme, cela passera peut-être par l’école. Il faut souvent plusieurs décennies pour que les avancées soient digérées.

 

À lire

1870, entre mémoire régionales et oubli national, Se souvenir de la guerre franco-prussienne, sous la direction de Pierre Allorant, Walter Badier et Jean Garrigues, PUR, 2019.

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