Éloignement de Barrès
RETOUR AU DOSSIERArticle de Denis Pernot, professeur de littérature française à l’université Sorbonne-Paris-Nord
De Barrès, André Suarès affirme en 1899 qu’il n’est possible que de l’« aimer » ou de le « haïr » tandis que Jules Renard, cinq ans plus tard, déclare, non moins péremptoirement, qu’il ne peut inspirer que sentiments de « sympathie » ou d’« antipathie ». De fait, à l’heure de sa brutale disparition, le 4 décembre 1923, l’inscription de son œuvre dans l’histoire de la littérature française ne va pas de soi, d’une part parce que nombre des hommages qui lui sont rendus s’attardent à ses engagements politiques, qui font l’objet d’appréciations tranchées, d’autre part parce que beaucoup de ceux qui évoquent son œuvre littéraire reconduisent des partages la limitant soit à ses écrits de jeunesse, soit aux œuvres de sa maturité. Dans ce contexte, ainsi que l’indique Henry de Montherlant, dès 1925, « Barrès s’éloigne » et finit même, peu à peu, par disparaître de l’horizon des lectures. De fait, « prince de la jeunesse », titre que lui valurent ses premiers livres, l’écrivain ne l’est plus, de même qu’il n’est plus le « professeur d’énergie nationale » qu’il fut par la suite aux yeux d’un autre lectorat, son œuvre étant absente depuis des années des programmes d’enseignement, du catalogue des éditions bon marché comme de celui de la « Bibliothèque de la Pléiade » ainsi que des manuels de littérature qui ignorent désormais jusqu’à son nom.
Attentif aux modalités selon lesquelles s’élabore le discours de la postérité, Barrès a pourtant cherché à conquérir une place dans l’histoire littéraire et dessiné les contours de celle qu’il souhaitait qu’elle lui fît. Il a consacré un chapitre des Déracinés (1897) aux obsèques de Hugo, un opuscule aux ultimes années de l’existence de Lamartine, diverses études à Pascal, à Verlaine et à Baudelaire, évoqué les écrits ou les figures de Dante et de Goethe. Il est par ailleurs intervenu, dans la presse et à la Chambre des députés, à l’occasion d’hommages rendus à de hautes figures de la littérature française dont l’influence lui semblait pernicieuse : Rousseau, Diderot ou Zola. Non content de préfacer ou de saluer par des études critiques nombre de débutants des lettres, il a reçu à Charmes ou à Neuilly plusieurs d’entre eux (Aragon, Cocteau, Mauriac, etc.) qui, volontiers, lui communiquaient leurs premiers livres. Ce faisant, il a inscrit son nom au sein d’une bibliothèque, qu’il voyait comme une « chaîne » d’œuvres s’éclairant les unes les autres dans la longue durée de l’histoire littéraire. Barrès s’est ainsi choisi un lignage littéraire en même temps qu’il s’est donné des héritiers, dont il n’ignorait toutefois pas qu’ils débattraient à l’heure de dresser l’inventaire de son œuvre. Affirmant qu’il avait « mieux à faire que de récolter ce qu’il a[vait] semé », il a voulu qu’ils fussent, devant ses écrits, libres d’en apprécier une part ou une autre, de les prolonger ou de les réorienter, dans le cadre d’un processus d’affranchissement créateur similaire à celui dont il fit usage, à ses débuts, vis-à-vis des maîtres de son heure, Renan ou Taine. Aussi a-t-il invité ceux que son œuvre avait séduit à le « désadmirer » conscient qu’il était qu’un écrivain n’a de présence vive dans l’histoire de la littérature qu’à condition que ses successeurs se réapproprient son œuvre, comme le fit Aragon en plaçant ses romans du « monde réel » dans la filiation, repensée, de ceux de la trilogie de l’« énergie nationale ».
Convaincu que « la mission des grands artistes » est de « fourn[ir] au monde le message moral de leur nation », que le grand écrivain est celui qui fait « sentir l’action morale de [son] pays », qu’il « en [émet la] pensée profonde », en révèle « [les] principes, [les] mœurs, [les] goûts » ainsi que « les nuances [de] sentiments », Barrès s’est défini – malgré lui dans la mesure où, à la France, il attachait des « traits éternels » – comme l’écrivain d’un temps, celui de l’annexion de l’Alsace-Lorraine, du scandale de Panama et de l’Affaire Dreyfus, du général Boulanger et de Paul Déroulède, temps auquel son nom a été associé. Imaginant le grand écrivain comme le porte-parole ou le secrétaire de sa nation, il a conduit les analystes de son œuvre à envisager celle-ci plus volontiers sur le terrain des idées que sur celui de la littérature, à le voir lui-même comme un « intellectuel ».
En témoignent de récentes publications, où son œuvre est soumise, d’une manière ou d’une autre, au double regard d’historiens du politique et de la littérature, le centenaire de sa disparition est l’occasion de repenser la place qu’il conviendrait de faire, simultanément, à ses écrits et à ses combats en les inscrivant dans une continuité fracturée quand lui-même aurait voulu qu’elles fussent insérées dans une tradition infiniment refondée.
À lire :
Émilien Carassus, Barrès et sa fortune littéraire, Bordeaux, G. Ducrot, « Tels qu’en eux-mêmes », 1970
Antoine Compagnon (dir.), À l’ombre de Maurice Barrès, Paris, Gallimard, « L’Esprit de la cité », 2023
Fabien Dubosson, Des-admirer Barrès. Le Prince de la jeunesse et ses contre-lecteurs, Paris, Classiques Garnier, « Études de littérature des XXe et XXIe siècles », 2019
Olivier Wicky et Alain Corbellari (dir.), « Du Rhin à l’Oronte : Maurice Barrès écrivain », Études de Lettres, 2017/2
Michel Winock, Le Siècle des intellectuels, Paris, Seuil, « Points Histoire », 2014
Crédits image : Obsèques de Maurice Barrès 1923, photographie, Agence Rol. © Gallica BNF