Texte 3 : Anatole France vu par Paul Valéry

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Extrait du discours de réception de Paul Valéry à l’Académie française


Élu à l’Académie française le 19 novembre 1925, Paul Valéry y succède à Anatole France au fauteuil numéro 38. Conformément à l’usage, Valéry prononce le 23 juin 1927 un discours de réception dressant le portrait de son prédécesseur. Toutefois, son discours a une particularité : le nom de son illustre confrère en est entièrement absent. L’utilisation volontaire de périphrases pour le désigner découle peut-être de son dédain face à l’engagement dreyfusard d’Anatole France durant l’Affaire.

Les textes reproduits dans cette rubrique “Mémoire plurielle” illustrent l’abîme mémoriel dans lequel Anatole France bascula à sa mort en 1924, trois années seulement après avoir été récompensé par le Prix Nobel de littérature.

Messieurs,

Les premiers mots qu’on vous adresse sont toujours d’une vérité particulière. Il est bien remarquable qu’un discours dicté par l’usage, un remerciement de cérémonie qui pourrait se réduire à une apparence gracieuse engendre nécessairement dans celui qui parle le même sentiment qu’il vous exprime, et un état de pure et parfaite sincérité. En ce point singulier d’une existence où l’on paraît un instant devant votre Compagnie, avant que de s’y confondre, toutes nos raisons d’être modestes, qui sont assez souvent paresseuses et profondément retirées, se font vives et puissantes. Nous sommes inspirés d’être pour nous plus sévères et plus difficiles que ne le fut l’Académie. Notre poids nous semble léger. Nos ouvrages nous sont une pincée de cendres ; et sur le seuil de votre audience, éprouvant invinciblement ce que l’on doit à votre faveur, on éprouve ce que l’on est et l’on se dit que tout arrive.

Vous m’avez facilement accordé de prendre parmi vous une ces places si honorables que tant d’hommes du premier ordre ont dû longuement désirer, et qu’il n’est pas sans exemple qu’avec tous les mérites du monde quelques-uns des plus grands aient attendue toute leur vie. Il ne serait pas humain, messieurs, que cette réflexion inévitable ne produisît en moi je ne sais quelle comparaison des destinées. Le passé saisit le présent, et je me sens environné d’une foule d’ombres que je ne puis écarter de mon discours. Les morts n’ont plus que les vivants pour ressource. Nos pensées sont pour eux les seuls chemins du jour. Eux qui nous ont tant appris, eux qui semblent s’être effacés pour nous et nous avoir abandonné toutes leurs chances, il est juste et digne de nous qu’ils soient pieusement accueillis dans nos mémoires et qu’ils boivent un peu de vie dans nos paroles. Il est juste et naturel que je sois à présent sollicité de mes souvenirs et que mon esprit se sente assisté d’une troupe mystérieuse de compagnons et -de maîtres disparus dont les encouragements et les lumières que j’en ai reçus m’ont conduit insensiblement devant vous. Je dois à bien des morts d’être tel que vous ayez pu me choisir ; et à l’amitié je dois presque tout.

[…]

Votre grand confrère, Messieurs, moins ignorant des hommes, n’avait point cette confiance exagérée dans les vertus de son lecteur, dans son zèle et dans sa patience. Il était d’ailleurs d’une courtoisie dont le premier effet devait être de ne jamais séparer les idées que l’on ose émettre du sourire qui les détache du monde. Il était bien naturel que sa gloire ne souffrît point de cette élégance. Vous savez à quelle hauteur prodigieuse elle atteignit en quelques années. On s’aperçut bientôt que cette gloire, insinuée si doucement, en arrivait à balancer la gloire des plus célèbres, et l’on se prit à admirer comme ce génie assez malicieux s’était élevé en se jouant jusqu’à la stature des colosses des lettres européennes de ce temps-là. Il avait su mêler et opposer aux œuvres massives et parfois brutales de ces hommes alors si puissants, les Tolstoï, les Zola, les Ibsen, ses ouvrages légers qui ne prétendaient qu’à effleurer dangereusement ce qu’ils empoignaient et ébranlaient de toutes leurs forces : l’ordre social et l’édifice de nos mœurs.

Je ne me flatte pas, Messieurs, de vous peindre heureusement un homme si considérable que je n’ai fait qu’entrevoir un jour, tandis que sa mémoire est toute vivante dans la plupart d’entre vous.

Toutes les chances d’erreur sur la personne, et même d’inintelligence de l’œuvre, sont avec moi. Vous sentez, du reste, combien peut m’imposer une substitution si inégale de talents et quelle audace je me trouve de m’essayer à ce portrait. Quand le devoir de composer cette oraison de louange m’est apparu avec précision, je n’ai pas laissé de le trouver bien redoutable. « Quel beau sujet ! » me disait-on. Et je pensais qu’il est des écueils admirables !

Messieurs, quoiqu’un éloge ne soit, par essence, que fait de la fleur d’une vie, et quoique la vérité qu’il travaille n’y doive paraître que contenue et comme discrètement maîtrisée, toutefois, il s’introduit toujours et nécessairement, dans le travail de sa préparation, un sentiment assez puissant et presque solennel de justice.

Nous ne pouvons, en méditant ce que nous prononcerons ici sur celui dont nous héritons le fauteuil, que nous ne soyons assez tourmentés dans nos consciences par ce jugement particulier du mort que nous devons délibérer en nous-mêmes avant que d’en extraire et de mettre en forme ses plus belles conclusions et ses motifs les plus admirables. Nous disposons assurément de la lumière qui éclaire notre modèle : mais lui-même, comment le saisir ? Comment s’en former une idée exacte ? Et sur quoi fonderai-je une opinion équitable d’une personne que je n’ai point connue ?

 

L’intégralité du discours est consultable sur le site internet de l’Académie française : https://www.academie-francaise.fr/discours-de-reception-de-paul-valery

 

Crédits images :

Paul Valéry à la sortie de sa Coupole, en habit d’académicien, 1927 © Wikimedia Commons

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