Défense et illustration de l’École de la République (3/5) : les réformes de l’institution scolaire

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Article de Charles Coutel, vice-président de l’Amitié Charles Péguy


Ce rôle émancipateur de l’école qui instruit et cultive semble remis en cause par diverses réformes, en 1902, ou encore 1910. S’il ne réagit pas sur le moment, Péguy en médite les conséquences des années durant : en 1902, en ce qui concerne le lycée, ou en 1910 quand il fut décidé que l’on pourra désormais entrer à l’Université sans avoir fait du grec et du latin. Pris dans l’urgence artificielle et gestionnaire, les gouvernements ne mesurent pas les effets à long terme de leurs intentions initiales et, le plus souvent, ils ne sont plus là quand les effets négatifs de leurs réformes se font sentir. Le jugement de Péguy est sans appel devant cette précipitation, il écrit le 17 décembre 1905 : « Par une simple altération, par une simple prétendue réforme des programmes de l’enseignement secondaire français, par le triomphe passager de quelques maniaques modernistes et scientistes français, généralement radicaux, quelques-uns socialistes professionnels, toute une culture, tout un monde […] disparaît tout tranquillement et tout posément sous nos yeux de la face du monde et de la vie de l’humanité » (Oeuvres complètes en prose, édition Pléiade, vol.II, p. 374).

À travers ces prises de position, Péguy évolue donc, mais pour toujours mieux penser les liens entre savoir, culture et émancipation. Ainsi, ses jugements sur l’enseignement secondaire correspondent à des prises de conscience quand il s’agit de toujours mieux défendre les humanités classiques menacées. Dans Notre Jeunesse, en 1910, il écrit : « l’enseignement secondaire donne un admirable exemple, fait un admirable effort pour maintenir, pour (sauve)garder, pour défendre contre l’envahissement de la barbarie cette culture antique, cette culture classique dont il avait le dépôt, dont il garde envers et contre tout la tradition » (Pléiade, vol.III, p. 32-33).

De même, s’il dénonce la constitution du parti intellectuel qui regroupe certains professeurs et intellectuels fascinés par les Ors de la République, mettant leur autorité de compétence au service d’une autorité de commandement, il gardera toujours le plus grand respect pour l’institution universitaire attachée à la production et à la transmission des savoirs. C’est ainsi que se comprend l’intérêt de Péguy au projet des Universités populaires. C’est avec ces exigences que l’on peut mieux relire les pages devenues hagiographiques de L’Argent, en 1913 : on y verra une défense de la mission des instituteurs chargés de transmettre à tous les élèves les savoirs élémentaires, véritable alphabet de l’émancipation.

Péguy précise que : « Le plus beau métier du monde après celui de parent, c’est le métier de maître d’école et c’est le métier de professeur de lycée […]. Tant que les instituteurs enseigneront à nos enfants la règle de trois, et surtout la preuve par neuf, ils seront des citoyens considérés » (Pléiade, vol.III, p. 823-824). Il les appelle donc à continuer à « enseigner les éléments » (ib., p. 828). C’est de cela qu’il était déjà question dans le texte de 1899, où Péguy, tout jeune écolier, découvrait que « les bêtes y étaient dénommées animaux, les plantes y étaient dénommées végétaux et il y avait aussi des minéraux » (Pléiade, vol.I, p. 161). Par l’école, chaque enfant s’émancipe car il peut enfin mettre des mots sur ses servitudes passées et dire toute son espérance (quand je serai grand… Voir la Revue de l’Amitié Charles Péguy no 175, juillet-septembre 2021, consacré à la vertu Espérance). On trouve donc chez Péguy de quoi formuler, voire dépasser, le paradoxe de l’ignorant : je ne prends conscience de mon ignorance que lorsque je commence à m’instruire et à me cultiver. L’orléanisme occulte ce paradoxe dans sa volonté de priver le peuple de l’instruction et de la culture humaniste ; finalement, cela revient à pactiser avec l’ignorance.

Cette contribution reprend quelques éléments de l’entrée « École » du Dictionnaire Charles Péguy, sous la direction de Salomon Malka et avec la collaboration d’Yves Avril et Claire Daudin, Albin Michel, 2008.

À lire :

Charles Coutel, Petite vie de Charles Péguy, Bruges, Desclée de Brouwer, 2013

Charles Coutel et Éric Thiers (dir.), La pensée politique de Charles Péguy. Notre république, Toulouse, Privat, 2016

Jean-François Sirinelli, « Des boursiers conquérants. École et “promotion républicaine” sous la IIIe République » dans Le Modèle républicain, Serge Berstein et Odile Rudelle (dir.), PUF, 1992

Revue de l’Amitié Charles Péguy no 162, avril-juin 2018, « Péguy et la transmission des humanités »

Crédits photos :

Illustration de l’article : L’Odyssée, par Jean-Auguste-Dominique Ingres, 1850 © WikiCommons / Musée des beaux-arts de Lyon

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