Défense et illustration de l’École de la République (5/5) : extrait de L’Argent, de Charles Péguy

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Notre jeune école normale était le foyer de la vie laïque, de l’invention laïque dans tout le département, et même j’ai comme une idée qu’elle était un modèle et en cela et en tout pour les autres départements, au moins pour les départements limitrophes. Sous la direction de notre directeur particulier, le directeur de l’école normale annexe, de jeunes maîtres de l’école normale venaient chaque semaine nous faire l’école. Parlons bien : ils venaient nous faire la classe. Ils étaient comme les jeunes Bara de la République. Ils étaient toujours prêts à crier Vive la République ! – Vive la nation, on sentait qu’ils l’eussent crié jusque sous le sabre prussien. Car l’ennemi, pour nous, confusément tout l’ennemi, l’esprit du mal, c’était les Prussiens. Ce n’était déjà pas si bête. Ni si éloigné de la vérité. C’était en 1880. C’est en 1913. Trente-trois ans. Et nous y sommes revenus. 

Nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes ; sévères ; sanglés. Sérieux, et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. Un long pantalon noir, mais, je pense, avec un liséré violet. Le violet n’est pas seulement la couleur des évêques, il est aussi la couleur de l’enseignement primaire. Un gilet noir. Une longue redingote noire, bien droite, bien tombante, mais deux croisements de palmes violettes aux revers. Une casquette plate, noire, mais un recroisement de palmes violettes au-dessus du front. Cet uniforme civil était une sorte d’uniforme militaire encore plus sévère, encore plus militaire, étant un uniforme civique. Quelque chose, je pense, comme le fameux cadre noir de Saumur. Rien n’est beau comme un bel uniforme noir parmi les uniformes militaires. C’est la ligne elle-même. Et la sévérité. Porté par ces gamins qui étaient vraiment les enfants de la République. Par ces jeunes hussards de la République. Par ces nourrissons de la République. Par ces hussards noirs de la sévérité. Je crois avoir dit qu’ils étaient très vieux. Ils avaient au moins quinze ans. Toutes les semaines il en remontait un de l’école normale vers l’école annexe ; et c’était toujours un nouveau ; et ainsi cette école normale semblait un régiment inépuisable. Elle était comme un immense dépôt, gouvernemental, de jeunesse et de civisme. Le gouvernement de la République était chargé de nous fournir tant de jeunesse et tant d’enseignement. L’État était chargé de nous fournir tant de sérieux. Cette école normale faisait un réservoir inépuisable. C’était une grande question parmi les bonnes femmes du faubourg, de savoir si c’était bon pour les enfants, de changer comme ça de maître tous les lundis matins. Mais les partisans répondaient qu’on avait toujours le même maître, qui était le directeur de l’école annexe, qui lui ne changeait pas, et que cette maison-là, puisque c’était l’école normale, était certainement ce qu’il y avait de plus savant dans le département du Loiret et par suite, sans doute, en France.

L’Argent (1913), Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, Paris, © Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1992, t. III, édition de R. Burac, p. 801-802

Crédits photos : 

Illustration de l’article :

Bannière : L’école normale d’Auteuil, dessin de Karl Fichot, vers 1882 © WikiCommons / Musée de l’éducation nationale (Rouen)

Corps du texte : Tenues officielles des normaliens parisiens en 1900 © WikiCommons

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