Défense et illustration de l’École de la République (1/5) : éloge de l’enseignement

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Article de Charles Coutel, vice-président de l’Amitié Charles Péguy


« Je n’ai pas oublié, Monsieur, que je vous dois tout, puisque c’est vous qui m’avez introduit aux humanités. » Ainsi s’exprimait, en 1911, Charles Péguy en dédicaçant un exemplaire de ses Œuvres choisies à Théodore Naudy : il manifestait ainsi sa gratitude envers cet ancien directeur de l’École normale du Loiret qui, au printemps 1885, lui obtint une bourse. Il put ainsi, de 1885 à 1891, poursuivre des études classiques au lycée d’Orléans, puis, plus tard, intégrer l’École normale supérieure. Il sera toujours reconnaissant envers ses maîtres des enseignements primaire et secondaire. En 1913, il déclare trouver dans l’enseignement comme dans l’enfance quelque chose de « sacré » (Oeuvres complètes en prose, édition de la Pléiade, vol.III, p. 805). Mais on peut se tromper sur le sens de ces termes : pour Péguy, vénérer n’est pas fétichiser. Quand je vénère, j’accueille la grandeur ; dans le fétichisme, je la nie. De cette gratitude du boursier envers l’École républicaine, il témoigne dès 1899, dans Pierre, commencement d’une vie bourgeoise, qui évoque sa découverte de l’École primaire où il va exceller.

On doit à Géraldi Leroy (Revue de l’Amitié Charles Péguy, nos 121 et 122, 2008) une étude précise consacrée à l’évolution de Péguy sur les questions scolaires. On y constate l’importance de l’idée d’enseignement dans la fondation des Cahiers de la Quinzaine qui se voulurent d’emblée instructifs, comme le suggère le mot même de cahier : « Tous nos cahiers sont des cahiers de l’enseignement » (Pléiade, vol.I, p. 1452-1453).

Cette fidélité à l’école sera toujours lucide, vigilante et studieuse. Péguy n’est pas victime de la légende qu’on lui prête : à travers ses rencontres et sa correspondance, on le voit attentif aux contradictions de l’institution scolaire et aux aléas de la situation matérielle et morale des professeurs et des instituteurs. Il les appelle sans cesse à résister aux rôles que les gouvernements successifs voudraient leur faire jouer. De cette proximité, bien loin des idéologies, témoigne cette lettre adressée à Péguy le 1er mai 1904 par Albert Jacquet, directeur d’une école communale dans le Rhône : « Je ne saurais vous dire tout le profit que je tire de la lecture des Cahiers. Je relis des Cahiers des anciennes séries et j’y retrouve ce que je n’y avais pas trouvé il y a deux ou un an. Je lis mieux qu’autrefois » (cité par Géraldi Leroy, Revue de l’Amitié Charles Péguy, 2008, p. 76).

Si Péguy ne définit jamais l’école, c’est qu’il reste en cohérence avec sa méthode qui consiste à incarner les mots, les idées et les valeurs dans des visages et des vies, et non dans une conception dogmatique a priori. C’est ainsi qu’il convient de lire les éloges de ses anciens maîtres comme le « père Edet », son professeur de grec et de latin (Pléiade, vol.I, p. 1387). Pour Péguy, l’institution scolaire se juge à travers la qualité de ses maîtres et la rigueur de l’enseignement effectivement prodigué (il a tenu à enseigner lui-même le grec et le latin à ses enfants).

L’école pour Péguy, dans la tradition républicaine, est un lieu de transmission des connaissances, de formation du jugement critique et de la liberté éclairée ; elle ouvre à l’expérience de l’admiration par la découverte des chefs-d’œuvre de la culture humaniste et universelle. L’école pour Péguy nous grandit parce qu’elle nous émancipe et nous élève. On y trouve une approche philosophique permettant d’articuler instruction et culture. Elle est un lieu d’émancipation par l’« éducation intégrale » que Péguy veut instaurer dans la Cité harmonieuse. Cette puissance émancipatrice est seule capable de sortir le peuple de « la servitude congréganiste » (Pléiade, vol.I, p. 1005).

Péguy se range dans le camp républicain et laïc (lois Ferry et Goblet) mais aussi libertaire, voire socialiste. Il appelle les instituteurs à résister contre tous les catéchismes, fussent-ils laïques, républicains et officiels. Il manifeste ainsi son anticléricalisme bien compris (Pléiade, vol.I, p. 1283-1316). On a donc raison de valoriser les pages de 1910-1913 célébrant l’œuvre scolaire de la Troisième République, mais à condition d’opérer une distinction entre le roman scolaire officiel qu’il combat et le récit national, humaniste et émancipateur qu’il développe et soutient.

Cette contribution reprend quelques éléments de l’entrée « École » du Dictionnaire Charles Péguy, sous la direction de Salomon Malka et avec la collaboration d’Yves Avril et Claire Daudin, Albin Michel, 2008.

À lire :

Charles Coutel, Petite vie de Charles Péguy, Bruges, Desclée de Brouwer, 2013

Charles Coutel et Éric Thiers (dir.), La pensée politique de Charles Péguy. Notre république, Toulouse, Privat, 2016

Jean-François Sirinelli, « Des boursiers conquérants. École et “promotion républicaine” sous la IIIe République » dans Le Modèle républicain, Serge Berstein et Odile Rudelle (dir.), PUF, 1992

Revue de l’Amitié Charles Péguy no 162, avril-juin 2018, « Péguy et la transmission des humanités »

Crédits photos :

Illustration de l’article : Charles Péguy (assis à droite) en classe de philosophie au lycée d’Orléans en 1890-1891 © WikiCommons

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