De l’Illustre Théâtre à la Comédie-Française : itinéraire du comédien le plus célèbre de France

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Article de Georges Forestier, Professeur émérite à Sorbonne Université, membre honoraire de l’Institut universitaire de France


 

Lorsque Molière et les Béjart créèrent leur troupe en juin 1643, ils voulurent ouvrir un troisième théâtre à Paris, au lieu de s’associer à une troupe « de campagne », comme tous les débutants. Ce fut la naissance de « L’Illustre Théâtre ». Après s’être rodés quelques semaines dans les provinces voisines, pendant qu’ils faisaient transformer l’une des nombreuses salles de jeu de paume de la rive gauche en salle de spectacle, ils ouvrirent leur théâtre le 1er janvier 1644. C’est alors que, comme tous les comédiens de son temps et comme tous les garçons de sa troupe, Molière prit pour pseudonyme une seigneurie campagnarde de fantaisie. Si l’un des plus célèbres acteurs d’alors était connu sous le nom de « Montfleury », c’est que, de son vrai nom Zacharie Jacob, il s’était donné le titre de « sieur de Montfleury » ; et il en va de même pour les autres acteurs célèbres, les Montdory, les Floridor, les Champmeslé, les Bellerose, etc. Ainsi Jean-Baptiste Poquelin se dota-t-il d’un fief imaginaire avec un nom campagnard, s’affublant du titre de « sieur de Molière », ce qui le fit appeler simplement « Molière » : beaucoup de lieux-dits, hameaux ou villages dans la moitié nord de la France s’appellent encore Molière ou Meulière, du nom de ces carrières de pierres de construction ou de pierres à meule, particulièrement nombreuses en ce temps-là autour de Paris.

Mais après de bons débuts les premiers mois de 1644, leur « Illustre Théâtre » ne parvint pas à fidéliser le public et, malgré un déménagement dans un jeu de paume de la rive droite, l’année 1645 fut extrêmement difficile, Molière passant même à deux reprises quelques heures en prison en tant que caution pour des dettes engagées au nom de la troupe. Il leur fallut se résigner à faire ce qu’ils avaient voulu éviter à leurs commencements deux ans plus tôt : s’associer à une troupe de campagne et passer dix mois et demi sur douze loin de Paris. Grâce à la célébrité de Madeleine Béjart qui s’était fait reconnaître comme une très grande actrice de tragédie, ils furent engagés par la plus réputée de ces troupes de campagne, dirigée par le comédien Charles Dufresne et patronnée par le duc d’Épernon, gouverneur de la Guyenne (l’Aquitaine actuelle). 

Ils quittèrent Paris à Pâques 1646 vers l’ouest puis le sud-ouest, puis le sud et la vallée du Rhône pour des années. La mère des Béjart ne tarda pas à les rejoindre avec son dernier né, le jeune Louis, qui fit ainsi son entrée dans la troupe à l’âge de 16 ans. On comprend qu’avec ce groupe de cinq nouveaux acteurs, parmi lesquels d’aussi fortes personnalités que Madeleine et Molière, la compagnie de Dufresne soit vite passée sous leur contrôle.

Dès 1647 la troupe fit des incursions dans le Languedoc voisin, à l’invitation des trois « lieutenants généraux » qui dirigeaient la province à la place du gouverneur en titre, Gaston d’Orléans, frère du défunt roi Louis XIII. Chaque année de 1647 à la fin de 1656 la troupe eut l’exclusivité de jouer devant les députés aux États généraux du Languedoc, contre une belle subvention. De quoi régler rapidement les dettes de L’Illustre Théâtre et retrouver une belle aisance. Et à partir du début des années 1650, elle se partagea entre le Languedoc et la vallée du Rhône, prenant pour port d’attache Lyon. Contrairement à certaines légendes, Molière et ses amis voyagèrent confortablement d’une ville à l’autre, en carrosse ou en coche d’eau et jouèrent devant les élites provinciales (qui seules comprenaient et parlaient le français, et pas seulement l’occitan) dans des châteaux, des palais municipaux, des jeux de paume aménagés en théâtre.

Tout changea avec la « conversion » du prince de Conti, devenu leur protecteur en 1653 puis l’homme fort de la province. Converti, après avoir vu la mort de près, à une austérité puritaine, hostile au théâtre, il leur retira son patronage à la fin de 1656 et fit renoncer les États du Languedoc à verser toute subvention à des troupes de théâtre. Dès 1657 Molière et ses compagnons tournèrent donc les yeux vers Paris, et se décidèrent en 1658 à y tenter à nouveau leur chance. C’était juste le moment où le pouvoir royal décida de doter le jeune frère de Louis XIV, pour ses 18 ans, d’une troupe de théâtre. Ils devinrent ainsi la « Troupe de Monsieur, Frère unique du Roi », s’installèrent dans un bâtiment royal qui jouxtait le Louvre (le Petit-Bourbon) où jouait déjà trois jours par semaine les comédiens italiens de Paris, et commencèrent les représentations devant le public parisien au début de novembre 1658. Cette seconde tentative parisienne fut la bonne. Leur succès alla croissant et auprès du public et auprès du roi qui, après la démolition du Petit-Bourbon à l’automne 1660, mit à leur disposition la salle des comédies de l’ancien Palais-Cardinal, construit par le cardinal de Richelieu et devenu le Palais-Royal après sa mort. Ils n’en bougèrent plus jusqu’au lendemain de la mort de Molière en février 1673, changeant simplement de statut en 1665 lorsque, Louis XIV les ayant adoptés, ils devinrent la « Troupe du Roi ». Suite à une ordonnance royale de 1680 leur enjoignant de se réunir à la troupe rivale de l’Hôtel de Bourgogne, les comédiens de Molière feront partie des premiers « Comédiens-Français ». Plus de 300 ans après, leurs successeurs considèrent toujours Molière comme leur patron…

À lire : 

Georges Forestier, Molière, Paris, Gallimard, coll. «NRF Biographies», 2018

 

Crédits photos :

Illustration de la page article : Le café-concert à la Comédie-Française, dessin de Yves Marevéry © Gallica – BnF 

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