Création des Fourberies de Scapin, de Molière

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Par Caroline Garde-Lebreton, agrégée de lettres modernes, chargée de mission à France Mémoire


Comme en témoigne le « Registre » tenu par La Grange, un proche collaborateur de Molière, il n’y a pas foule au théâtre du Palais-Royal ce dimanche 24 mai 1671 pour assister à la première des Fourberies de Scapin. Cette comédie en trois actes est associée pour l’occasion au Sicilien ou l’Amour peintre, petite comédie en un acte créée quatre ans auparavant pour les fêtes royales à Saint-Germain. Après la traditionnelle relâche de Pâques, c’est le début de la nouvelle saison théâtrale et Molière prépare la programmation de Psyché, une grande pièce à machines donnée aux Tuileries pour le Carnaval, qui nécessite de coûteux aménagements. La troupe, arrivée à Paris en 1658, a compris depuis bien longtemps que pour remplir son théâtre malgré l’impitoyable concurrence des comédiens italiens, avec lesquels elle joue en alternance, de l’hôtel de Bourgogne et du théâtre du Marais, il fallait proposer du neuf, du Molière, du comique. C’est pourquoi Molière a rédigé Les Fourberies de Scapin, comédie suffisamment longue pour constituer le cœur d’un spectacle, assez courte pour être associée à une autre pièce.

Une comédie italienne

Tout à la préparation de Psyché, le chef de la troupe du Palais-Royal n’avait que peu de temps à consacrer à cette nouvelle comédie et il adapta très largement Phormion, du dramaturge latin Térence. On retrouve dans Les Fourberies de Scapin les personnages traditionnels de la comédie des masques, dans un jeu de symétrie que Molière a poussé jusqu’au bout : les deux vieillards Argante et Géronte, deux fils amoureux, deux amoureuses et deux valets – les deux Zanni de la Commedia dell’arte. Scapin, imaginé sur le modèle du Mascarille des premières comédies de Molière, reprend pour l’occasion son nom italien de Scapino ; comme dans la tradition italienne, l’autre valet endosse le rôle de faire-valoir à côté de son habile confrère, le véritable « maître du jeu ». Les noms des deux jeunes filles, Zerbinette et Hyacinthe, ainsi que le port de Naples comme lieu de l’action, achèvent de donner une couleur italienne à la comédie de Molière. En voici l’intrigue :

Confiés à la garde de leur valet en l’absence de leur père, deux jeunes hommes sont tombés amoureux : l’un, d’une « Égyptienne » ; l’autre, d’une pauvre orpheline qu’il a épousée. Au retour des deux pères, il faut soutirer à l’un l’argent qui permettra de racheter la première à ses maîtres ; faire renoncer l’autre à la fiancée qu’il a lui-même choisie, et qui doit justement arriver à Naples. Mettant tout l’arsenal de ses ruses au service des jeunes gens, Scapin s’y emploie – avec succès. La pièce s’achève par une double reconnaissance, l’Égyptienne Zerbinette se révélant être la fille d’Argante, et la douce Hyacinthe celle de Géronte. Scapin est pardonné au nom de la joie générale, et tous les personnages s’en vont en coulisse fêter cette double union.

Scapin, ou le triomphe de la fantaisie 

Si Les Fourberies de Scapin n’obtinrent pas le succès escompté lors de la création, elles gagnèrent les faveurs du public après la mort de Molière, qui devait survenir brutalement deux ans plus tard dans des circonstances devenues mythiques. Cette faveur ne s’est, depuis, jamais démentie. Régulièrement à l’affiche des grands théâtres nationaux comme des productions les plus modestes – concentrée dans un lieu unique et neutre, elle a aussi le grand mérite de ne pas coûter cher –, titre indétrônable des programmes scolaires – son petit format en fait un classique très accessible –, la pièce rassemble tous les publics et compte plusieurs scènes d’anthologie, dont le fameux « Que diable allait-il faire dans cette galère ? »

Comment expliquer, dans ce cas, la désaffection initiale du public parisien pour Les Fourberies de Scapin ? Celui-ci fut peut-être surpris par le retour de Molière au comique de farce, comme pourraient en témoigner ces vers que Boileau écrivit deux ans plus tard dans son Art poétique : « Dans ce sac ridicule où Scapin s’enveloppe, / Je ne reconnais plus l’auteur du Misanthrope. » Depuis le triomphe des Précieuses ridicules en 1659, Molière s’était en effet imposé progressivement comme le « peintre » des moeurs, adoptant même, après l’interdiction du premier Tartuffe, une posture d’auteur moral ridiculisant le vice pour inviter à la vertu.

Certes, si la tyrannie des pères justifie les ruses que l’on emploie contre eux, on peinerait à trouver dans les vieillards stéréotypés des Fourberies un quelconque principe de réalité. Les échanges entre les jeunes amoureux sont fort tendres, et à la scène 1 de l’acte III, les deux jeunes filles, pourtant si différentes, se déclarent une affection réciproque dans une communauté de valeurs : « J’ai l’humeur enjouée et sans cesse je ris ; mais tout en riant, je suis sérieuse sur de certains chapitres », met en garde Zerbinette. Mais ces sentiments de bon aloi parviennent tout juste à sauver les bienséances d’une pièce où les enfants se marient en cachette, où les filles rient aux éclats dans la rue, et où un valet repris de justice triomphe de tout, poussant le vice jusqu’à tromper pour le seul plaisir de tromper, comme dans la fameuse scène du sac. C’est dans ce triomphe de la fantaisie et du jeu que se situe sans doute la fortune des Fourberies de Scapin : à la croisée des traditions médiévales, latines et italiennes, elles sont une brillante démonstration de cet « esprit de farce » qui sous-tend toute l’œuvre de Molière, dans ce que le théâtre a, universellement, de plus jubilatoire et de plus libérateur.

 

À lire

Molière, Les Fourberies de Scapin, édition établie par Georges Couton, Paris, Folio Classique, Gallimard, 2013

Georges Forestier, Molière, Paris, coll. nrf Biographies, Gallimard, 2018

Charles Mazouer, Farces du grand siècle – De Tabarin à Molière, farces et petites comédies du XVIIe siècle, Paris, Le Livre de Poche, LGF, 1992

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