Colette et les écrivaines de son temps
RETOUR AU DOSSIERArticle de Martine Reid, professeur émérite à l’Université de Lille
Colette entretient avec les écrivaines de son temps des liens complexes, d’amitié mais aussi de rivalité et de méfiance. D’entrée de jeu, il est vrai, sa situation se distingue sensiblement de celle d’autres femmes de lettres : à la différence de Rachilde, Marie de Régnier, Lucie Delarue-Mardrus, Gabrielle Réval, Judith Gautier, Georges [Mathilde] de Peyrebrune ou Anna de Noailles, des Américaines Natalie Barney et Renée Vivien, elle appartient à la petite bourgeoisie et grandit dans une commune de l’Yonne rurale. Sa formation s’arrête au certificat d’études, et, si elle a beaucoup aimé la lecture de livres de la bibliothèque familiale, lors de son arrivée à Paris en 1893 les témoignages s’accordent pour souligner sa timidité et son ignorance. Colette entre ensuite en littérature dans des circonstances inhabituelles : elle n’a pas rêvé comme tant d’autres de devenir un jour écrivaine ; à l’inverse, elle prétend n’avoir jamais souhaité écrire et ne pas aimer particulièrement cette activité. Elle ne fait pas seulement ses débuts dissimulée derrière l’un des pseudonymes de son mari, Willy, mais elle s’illustre avec lui dans un genre, le roman populaire, qui suscite généralement le dédain des écrivains et écrivaines en place. Toutefois, dès Claudine s’en va (1903), Colette, par l’intermédiaire de son personnage, affirme sa volonté d’être libre. Non seulement elle trouve dans l’écriture l’occasion d’exprimer son envie d’indépendance (qui passera aussi par le music-hall et le théâtre) mais elle assume son statut de romancière. Le chemin de cette libération n’en sera pas moins long et compliqué : il faudra attendre 1923 pour qu’à l’occasion de la publication du Blé en herbe elle puisse, légalement, utiliser son patronyme comme signature.
Si elle connaît d’emblée une grande notoriété grâce à la série des « Claudine » (signée par Willy) et à une activité exceptionnelle de journaliste (sous son seul patronyme), Colette n’en occupe pas moins longtemps, en littérature, une place relativement marginale. Elle n’écrit pas dans La Fronde (journal féministe fondé en 1896), rarement et tardivement dans Femina et Vie heureuse, jamais dans le prestigieux Mercure de France ou la Nouvelle revue française. Elle ne fait pas non plus partie du jury du prix Femina, de la Société des Gens de lettres ou des dîners organisés par les écrivaines célèbres du temps, généralement libérales, parfois socialistes, souvent féministes – c’est plus tard, en 1935, qu’elle sera reçue à l’Académie de littérature de Belgique, puis, en 1945, élue à l’Académie Goncourt.
Après la première guerre mondiale, Colette, entrée comme journaliste au Matin dès 1910, dirige la rubrique littéraire du journal, « Les Mille et un matins », et à ce titre décide de la publication de brefs récits d’auteurs et d’autrices débutants ou confirmés ; la poétesse Hélène Picard et sa secrétaire au Matin, Germaine Beaumont, sont du nombre. À partir de 1925, chez l’éditeur Ferenczi, elle dispose d’une collection, « Le Livre moderne illustré », qui lui permet notamment de publier des romans de Lucie Delarue-Mardrus. Pour autant Colette ne semble pas disposée à quelque forme de solidarité avec les écrivaines en général (elle est du petit nombre de celles qui, comme Rachilde, aiment à considérer leur talent au masculin). Parce qu’elles sont liées d’amitié, quatre écrivaines trouvent néanmoins auprès d’elle appui et encouragement : Hélène Picard, dont Colette préface le seul roman, Sabbat (1923), la journaliste Annie de Pène, Germaine Beaumont qui deviendra romancière et sera publiée chez Gallimard, ainsi que la comédienne Marguerite Moreno qui laissera des volumes de souvenirs.
Dans l’ensemble, la position de Colette en littérature demeure contradictoire : d’un côté sa notoriété croît considérablement avec les années, de l’autre son appartenance à la « grande » littérature demeure problématique tout au long de sa carrière. Si Rachilde rend compte favorablement de ses romans dans le Mercure de France lui reconnaissant très tôt le « tour de griffe du métier », la critique, largement masculine, lui fait, selon les « romans » qu’elle publie (des autofictions principalement), un accueil tantôt enthousiaste, tantôt réservé, rappelant volontiers son passé de femme scandaleuse. L’image d’une Colette « terrienne », n’ayant pas son pareil pour parler de la campagne, des bêtes et de la nature, s’installe avec le temps, qui plaît davantage que celle, plus complexe, multiple et contradictoire, d’une écrivaine qui a avant tout travaillé à exister en littérature pour elle-même, à sa manière et à son rythme.
Colette ne ressemble guère à celles qui l’ont devancée, dont George Sand (qu’elle n’apprécie pas du tout). Balzac, plus tard Proust, sont, affirme-t-elle, ses modèles. Comme beaucoup d’écrivaines, elle n’appartient pas à une école, un courant ou à une forme d’avant-garde particulière. Mais, pour la première fois de manière aussi explicite, Colette fait entendre une voix qui, sans tabou, ne fait pas mystère de son sexe, de son corps, de ses désirs, de ses sentiments, ainsi que des mille difficultés dont la vie d’une femme est semée, et ce dans une langue d’une inventivité remarquable. Ce double talent, même voilé parfois par un art consommé du « demi-mensonge », marquera durablement les ouvrages des écrivaines, et des écrivains, à venir.
À lire :
Gérard Bonal, Colette. « Je veux faire ce que je veux », Paris, Perrin, 2014.
Guy Ducrey et Jacques Dupont (dir.), Dictionnaire Colette, Paris, Classiques Garnier, 2018.
Martine Reid (dir.), Femmes et littérature. Une histoire culturelle, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2020, 2 vol.
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Illustration de l’article : L’actrice Musidora, affiche de cinéma, date inconnue © Gallica/BnF