Chapitre 3 : La nostalgie des territoires perdus dans l’espace public et la culture française

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Article de Christian Amalvi, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul Valéry – Montpellier-3


 

 

Pendant les 43 années qui séparent le traité de Francfort du conflit de 1914, la littérature et la culture populaire alimentent le mythe d’une Alsace immuablement française, et entretiennent une nostalgie discrète, mais bien présente, tout au long de la période.

L’Alsace-Lorraine n’est pas seulement une présence topographique familiale et familière pour une diaspora alsacienne ; elle constitue aussi pour l’ensemble de la société française une sorte d’horizon culturel bien visible qui entretient la nostalgie des territoires perdus, mais de manière sobre, sans pathos. L’Alsace-Lorraine s’inscrit ainsi dans l’espace public à travers ces voies de circulation qui structurent la plupart des grands centres urbains de France. À Toulouse, par exemple, les deux plus grandes artères du cœur de la cité sont la rue Alsace-Lorraine, achevée en 1874, et la rue de Metz, en 1892, perpendiculaire à la première, sans oublier l’important boulevard de Strasbourg. D’autre part, dans l’Est de la France de nombreux monuments commémoratifs rappellent la douleur de l’amputation de 1871 et constituent autant de lieux de pèlerinage, notamment celui de Mars-la-Tour, où le 16 août 1870, se déroula une sanglante bataille. À Nancy, devant le temple protestant, on inaugure en 1899 le Souvenir, groupe en bronze de Paul Dubois, qui représente une Alsacienne et une Lorraine, en costume régional, qui se consolent mutuellement. De plus, un grand artiste comme Auguste Bartholdi (Colmar, 1834 – Paris, 1904) a multiplié, dans l’espace public, d’imposants témoignages de son attachement à une Alsace indéfectiblement française : en 1880, le Lion de Belfort, qui ne célèbre pas seulement l’héroïsme des défenseurs de Belfort en 1870, mais constitue aussi, selon Bartholdi lui-même, « un hommage au patriotisme alsacien. » en est sans doute l’exemple le plus frappant.

Par ailleurs, de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle, des maîtres de la littérature contemporaine publient des œuvres à l’esprit cocardier – récits de voyages et romans – , dont l’Alsace est le cadre privilégié et dont le retentissement est important dans le grand public cultivé : en 1886, Au pays du Rhin de Jean-Jacques Weiss ; en 1901, Les Oberlé de René Bazin ; en 1905, le premier volume des Bastions de l’Est de Maurice Barrès : Au service de l’Allemagne ; en 1907, Au pays des cigognes de Jeanne et Frédéric Régamey ; en 1909, Fille d’Alsace  de Pierre Decourcelle et surtout Colette Baudoche de Maurice Barrès, second volume des Bastions de l’Est.

Mais pendant toute la période, le principal support du souvenir des provinces de l’Est est peut-être lié à l’imaginaire scolaire et populaire largement diffusé, à partir des réformes initiées par Jules Ferry entre 1880 et 1882, par une littérature spécifique, qui véhicule textes et images exprimant la nostalgie des territoires perdus. En premier lieu, ces cartes de France accrochées dans les classes des écoles primaires où l’Alsace-Lorraine apparaît en gris, comme si, sur le plan topographique, les deux régions arrachées à la France par le traité de Francfort n’étaient pas tout à fait rattachées au Reich. Romans et contes d’Emile Erckmann (1822-1899) et Alexandre Chatrian (1822-1890), souvent antérieurs à l’annexion, sont présents dans les bibliothèques scolaires et inspirent des dictées aux maîtres des écoles laïques. On en retrouve également de nombreux extraits significatifs placés dans des recueils de morceaux choisis patriotiques, avec un des plus célèbre Contes du Lundi d’Alphonse Daudet, La dernière classe : récit d’un petit alsacien, notamment dans Le Livre d’or de la Patrie de Jacques Crozet en 1897. Les maisons confessionnelles, en particulier Mame à Tours, proposent leurs propres publications édifiantes, comme les Récits d’un Alsacien de Charles Dubois, édités de 1873 à 1891. Transcendant conflits religieux et politiques, les gravures de Gustave Doré, né à Strasbourg en 1832, qui évoquent avec sensibilité traditions populaires et sublimes paysages d’Alsace, illustrent souvent cette littérature destinée à tous les Français. Sans oublier les Images d’Epinal… Diffusée à partir de 1871, la chanson populaire “Alsace et Lorraine”, ou “Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine” (paroles de Gaston Villemer et Henri Nazet, musique de Ben Tayoux) connaît un grand succès jusqu’au milieu du XXe siècle.

Dressant l’inventaire synthétique des représentations mythologiques qui, à partir de la Troisième République, sont devenues des icônes graphiques identifiant spontanément l’Alsace dans l’inconscient collectif, le professeur Georges Bischoff a privilégié cinq thèmes, dont le dénominateur commun est que leur désignation commence par la lettre C :

La coiffe : le grand nœud noir en forme de papillon d’un terroir situé entre Geispolsheim et Brumath, non loin de Strasbourg, est métamorphosé, dans l’iconographie française, en image emblématique de l’Alsace elle-même.

La cathédrale de Strasbourg incarne désormais par sa puissance monumentale élancée dans le ciel, la permanence du génie alsacien à travers les âges et la résistance inflexible de la région à l’injustice de l’annexion.

Le colombage : ignoré avant 1870, il représente, après 1870, l’architecture alsacienne dans sa continuité immuable, et, à l’exposition universelle de Paris en 1900, résume le village alsacien par excellence.

La cigogne constitue le vivant concept de fidélité, une mascotte populaire que l’on oppose tacitement à l’orgueilleux aigle impérial du Reich, un rapace qui a planté ses griffes sur l’Alsace.

La choucroute : avant 1870, réputée nourriture des pauvres, elle était méprisée, après 1870, elle est promue mets patriotique et se consomme dans les brasseries de la gare de l’Est comme aliment de la Revanche à venir.

Cette mythologie familière ne reste pas inerte entre 1880 et 1914, mais est réactualisée par les crises franco-allemandes et franco-françaises. Ainsi, le 6 décembre 1903, à l’occasion d’un grand discours prononcé par Jean Jaurès à la tribune du Parlement en faveur du désarmement, le supplément illustré du Petit Journal, un quotidien populaire à fort tirage, publie une gravure très critique à l’égard du tribun socialiste. La figure de la Patrie, qui ressemble à la Marseillaise de Rude, l’apostrophe en lui présentant l’Alsace et la Lorraine captives : « La plaie saigne toujours monsieur Jaurès ! »

Du côté alsacien, le très talentueux Jean-Jacques Waltz (1873-1951), croque de manière caricaturale, sous le pseudonyme de l’Oncle Hansi, dans trois superbes albums traduits en français chez Floury – Professor Knatschke (1912), L’Histoire de l’Alsace (1912) et Mon Village (1913) – l’occupation de sa terre natale par des pangermanistes barbares, qui sont offerts par son grand-père Karl à son petit-fils Jean-Paul Sartre. Les ouvrages de Hansi sont, sur le plan graphique, magnifiques, mais ils donnent de l’Alsace une image lisse, immuable, quasiment intemporelle, dépourvue de tensions religieuses internes, qui ne correspond plus à la réalité politique à l’heure où la constitution de 1911 a accordé à l’Alsace-Lorraine un statut d’autonomie à l’intérieur du Reich, qui, à défaut d’un retour pacifique à la France jugé désormais impossible, semble satisfaire tacitement les Alsaciens. Ce contraste est la source de futurs graves malentendus.

 

À lire

Pierre Vidal et Christian Kempf, Frédéric-Auguste Bartholdi : 1834-1904. Par l’esprit et par la main, Paris, Les Créations du Pélican, 2000.

Benoît Bruant, Hansi : l’artiste tendre et rebelle, Strasbourg, La Nuée bleue, 2008.

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