Chapitre 2 : La « diaspora » alsacienne dans la IIIe République

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Article de Christian Amalvi, professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paul Valéry – Montpellier-3


 

Après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, quelques cinquante-mille Alsaciens choisissent de partir : beaucoup font partie d’une élite intellectuelle et économique qui marque d’une empreinte forte la société Française de la IIIe République.

Si l’Alsace est bien présente dans la société française pendant toute la période de 1871 à 1914, c’est d’abord par le poids économique et social des cinquante-mille personnes, qui, en 1872, ont réellement opté pour la France et se sont installés, qui dans les Vosges, qui à Paris, qui en Normandie, comme les familles Fraenkel et Herzog, industriels juifs qui transfèrent leur usine textile, avec leurs ouvriers, de Bischwiller (Haut-Rhin) à Elbeuf en Seine inférieure, où est né l’écrivain André Maurois. Ou encore les frères Jacques et Jules Siegfried, négociants en coton, qui s’installent à Rouen et surtout au Havre, où est né un des plus brillants chercheurs en Sciences politiques, André Siegfried.

De manière plus générale, ces « optants » représentent une brillante élite intellectuelle le plus souvent protestante et juive, où l’on relève les noms des familles du médiéviste Marc Bloch, du pasteur Marc Boegner, du professeur Robert Debré, du byzantiniste Charles Diehl, du philosophe Lucien Herr, du chartiste Auguste Himly, du mécène Albert Kahn, du médiéviste Arthur Kleinclausz, du germaniste Ernest Lichtenberger, du sociologue Marcel Mauss, du médiéviste Christian Pfister, entre autres.

Ce gotha constitue l’ossature administrative, universitaire et politique de la République des vrais Républicains au pouvoir à partir de 1880, dominée par la personnalité de Jules Ferry, né à Saint-Dié dans les Vosges, mais ancien élève du lycée impérial de Strasbourg et marié à une Alsacienne de Thann, par celle de Camille Sée, né à Colmar, par celle d’Auguste Scheurer-Kestner, sénateur, né à Mulhouse, et, en 1895, dernier représentant de l’Alsace française au Parlement et où la Franc-maçonnerie est très influente : Jules Ferry a ainsi appartenu à la loge Alsace-Lorraine comme le sculpteur Auguste Bartholdi, né à Colmar, pour ne citer que quelques exemple.

Fondée en 1874 à Paris, l’École Alsacienne, établissement privé réputé, fondé par des protestants alsaciens, où le jeune André Gide a fait une scolarité chaotique, dont la stimulante devise est Convaincre sans contraindre, devient vite la matrice des cadres dirigeants de la République laïque, qu’il n’est peut-être pas excessif de qualifier de République des Alsaciens.

Si la plupart des Alsaciens qui ont opté pour la France l’ont fait, au plus tard, en 1872, le mouvement continue néanmoins ensuite, certes de manière nettement plus restreinte, comme un léger filet d’eau après le flux de 1871-1872, lorsque des rejetons de la grande bourgeoisie juive et protestante alsacienne vont atteindre leurs seize ans, qui est l’âge des obligations militaires allemandes. Seuls ou avec leurs familles, ils quittent alors leur province de naissance.

Nombre de familles alsaciennes sont souvent partagées entre ceux qui ont « opté » pour la France et ceux qui sont restés au pays. Entre les deux branches, les contacts restent néanmoins fréquents tout au long de la période, comme le montre l’exemple de la famille Schweitzer. Philippe-Chrétien, riche commerçant de Pfaffenhofen (Bas-Rhin) descendant d’une lignée de plusieurs générations de pasteurs luthériens, père de cinq enfants, reste en Alsace après 1871. Son fils Louis, pasteur à Kaysersberg, puis à Gunsbach (Haut-Rhin), est le père du célèbre pasteur Albert Schweitzer (1875-1965), prix Nobel de la paix en 1952. Les deux autres fils de Philippe-Chrétien s’installent à Paris, où l’aîné, Charles, professeur d’allemand au lycée Janson de Sailly, est le grand-père maternel de Jean-Paul Sartre, né en 1905, qui, avec sa mère, Anne-Marie, jeune veuve, vit chez lui rue Le Goff. Dans ses souvenirs d’enfance, Les Mots, Sartre raconte avec humour les nombreuses visites du grand-père Karl dans le Haut-Rhin, qui suscitent chez lui de nombreuses colères patriotiques et chez sa femme, cette remarque désabusée : « L’Alsace ne lui vaut rien ; il ne devrait pas y retourner si souvent. » Il est de fait facile d’y venir souvent dans la mesure où, comme le souligne dans ses Souvenirs de neuf décennies, le philosophe Maurice de Gandillac (1906-2006), le 14 juillet 1913, « lorsque, montant de Gérardmer […], nous franchissons la Schlucht, là non plus aucun contrôle de passeports. Tout aussi inconnue la carte d’identité. […] Sur la crête du Honhneck seuls quelques bornes et un poteau indiquent le partage de la montagne entre le Reichsland Elsass-Lothringen et le département des Vosges. Je me rappelle nettement civils et militaires des deux nations passant, à leur guise, un an avant la guerre, d’un côté à l’autre de la fameuse « ligne bleue ». Il reconnaît cependant que, « après 1911, plus vives deviennent les tensions » à la frontière. À titre d’exemple signalons que, de 1906 à 1911, le Tour de France cycliste a parcouru, avec l’assentiment des autorités allemandes, les provinces annexes. En revanche, de 1911 à 1914, ces mêmes autorités allemandes ont refusé leur agrément.

 

À lire

Alfred Wahl, L’option et l’émigration des Alsaciens-Lorrains : 1871-1872, Paris, Ed. Ophrys, 1974.

Pierre Nora, Jeunesse, Paris, Gallimard, 2021

Jean-Paul Sartre, Les Mots, nouv. éd., Paris, Gallimard, 1972 Folio. 1ère éd., 1964.

Annie Cohen-Solal, Sartre : 1905-1980, Paris, Gallimard, 1985 coll. Folio-Essais

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