Chapitre 1 : A. d’Aubigné dans Les Tragiques (1616)

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Né en 1552, élevé dans la foi réformée, Agrippa d’Aubigné voua son existence à la défense de la cause protestante et fut maintes fois témoin des horreurs engendrées par les guerres de religion. Il commença la rédaction des Tragiques après avoir été blessé dans la défense de Casteljaloux. Publié en 1616, cette longue épopée en sept livres ne connaît qu’une faible diffusion avant que le XIXe siècle ne la redécouvre comme un chef-d’oeuvre. Plus que Charles IX et Catherine de Médicis, identifiés comme des créatures de Satan, plus que Henry IV ou Coligny, la France déchirée par la guerre civile est la véritable héroïne de ce long poème de colère et de deuil.

Extrait 1 (Allégorie de la France en proie à la guerre civile) :

Je veux peindre la France une mère affligée

Qui est, entre ses bras, de deux enfants chargée.

Le plus fort, orgueilleux, empoigne les deux bouts

Des tétins nourriciers ; puis, à force de coups

D’ongles, de poings, de pieds, il brise le partage

Dont nature donnait à son besson l’usage ;

Ce voleur acharné, cet Ésau malheureux,

Fait dégât du doux lait qui doit nourrir les deux,

Si que, pour arracher à son frère la vie,

Il méprise la sienne et n’en a plus d’envie.

Mais son Jacob, pressé d’avoir jeûné meshui,

Ayant dompté longtemps en son cœur son ennui,

À la fin se défend, et sa juste colère

Rend à l’autre un combat dont le champ est la mère.

Ni les soupirs ardents, les pitoyables cris,

Ni les pleurs réchauffés ne calment leurs esprits ;

Mais leur rage les guide et leur poison les trouble,

Si bien que leur courroux par leurs coups se redouble.

Leur conflit se rallume et fait si furieux

Que d’un gauche malheur ils se crèvent les yeux.

Cette femme éplorée en sa douleur plus forte,

Succombe à la douleur, mi-vivante, mi-morte ;

Elle voit les mutins, tout déchirés, sanglants,

Qui, ainsi que du cœur, des mains se vont cherchant.

Quand, pressant à son sein d’une amour maternelle

Celui qui a le droit et la juste querelle,

Elle veut le sauver, l’autre qui n’est pas las

Viole, en poursuivant, l’asile de ses bras.

Adonc se perd le lait, le suc de sa poitrine ;

Puis, aux derniers abois de sa propre ruine,

Elle dit : « Vous avez, félons, ensanglanté

Le sein qui vous nourrit et qui vous a porté ;

Ore, vivez de venin, sanglante géniture,

Je n’ai plus que du sang pour votre nourriture ! »

Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Livre I (Misères), v.97-130

Extrait 2 (La Saint-Barthélemy) :

La cloche qui marquait les heures de justice,

Trompette des voleurs, ouvre aux forfaits la lice ;

Ce grand palais du droit fut contre droit choisi

Pour arborer au vent l’étendard cramoisi.

Guerre sans ennemi, où l’on ne trouve à fendre

Cuirasse que la peau ou la chemise tendre.

L’un se défend de voix, l’autre assaut de la main,

L’un y porte le fer, l’autre y prête le sein :

Difficile à juger qui est le plus astorge,

L’un à bien égorger, l’autre à tendre la gorge.

Tout pendard parle haut, tout équitable craint,

Exalte ce qu’il hait ; qui n’a crime le feint.

Il n’est garçon, enfant, qui quelque sang n’épanche

Pour n’être vu honteux s’en aller la main blanche.

[…]

Or, cependant qu’ainsi par la ville on travaille,

Le Louvre retentit, devient champ de bataille,

Sert après d’échafaud, quand fenêtres, créneaux

Et terrasses servaient à contempler les eaux,

Si encore sont eaux. Les dames mi-coiffées

À plaire à leurs mignons s’essayent échauffées,

Remarquent les meurtris, les membres, les beautés,

Bouffonnent salement sur leurs infirmités.

À l’heure que le ciel fume de sang et d’âmes,

Elles ne plaignent rien que les cheveux des dames.

C’est à qui aura lieu à marquer de plus près,

Celle que l’on égorge et que l’on jette après,

Les unes qu’ils forçaient avec mortelles pointes

D’elles-mêmes tomber, pensant avoir éteintes

Les âmes quand et quand, que Dieu ne pouvant voir

Le martyre forcé prendrait pour désespoir

Le cœur bien espérant. Notre Sardanapale

Ridé, hideux, changeant, tantôt feu, tantôt pâle

Spectateur, par ses cris tout enroués servaient

De trompette aux marauds ; le hasardeux avait

Armé son lâche corps ; sa valeur étonnée

Fut, au lieu de conseil, de putains entournée ;

Ce Roi, non juste Roi, mais juste arquebusier,

Giboyait aux passants trop tardifs à noyer !

Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, Livre V (Les Fers), v.837-850 ; v. 929-952

Illustration de l’article : Agrippa d’Aubigné, 1622 © Wikicommons / Bibliothèque de Genève

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