Carmen, de 1875 à l’ère post #Me Too

RETOUR AU DOSSIER

Par Jérôme Bastianelli, directeur général délégué du Musée du quai Branly, critique musical et auteur


En 1872, au moment où Georges Bizet achève L’Arlésienne, il reçoit une nouvelle commande des directeurs de l’Opéra-Comique. Ce sont les librettistes Meilhac et Halévy qui doivent l’accompagner, et l’on parle d’un sujet gai, mais élégant. C’est Bizet lui-même qui, quelques semaines plus tard, propose d’adapter Carmen, la nouvelle de Prosper Mérimée. Inspirée d’un récit entendu en Espagne, cette histoire de passion destructrice, de jalousie et de mort avait été publiée en 1845. Mérimée, confronté à des difficultés financières, confiera même qu’il l’aurait laissée dans ses tiroirs s’il n’avait eu besoin d’acheter des pantalons.

Une œuvre subversive

La Carmen de Mérimée trouble déjà par sa liberté, mais celle que Bizet va mettre en musique s’impose comme une héroïne sans précédent. L’Opéra-Comique, théâtre des bonnes mœurs et des mariages bourgeois, s’inquiète du choix d’un tel personnage. Alphonse de Leuven, l’un des directeurs, s’y oppose fermement : une bohémienne, un meurtre, des contrebandiers… ce n’est pas ce qu’on attend sur une scène aussi respectable que la sienne. Il démissionne finalement, laissant Camille Du Locle assumer seul la production. Pour rassurer, Meilhac, Halévy et Bizet modifient la nouvelle : Carmen devient ouvrière cigarière, non voleuse ; en outre, une figure morale, celle de Micaëla, est introduite pour incarner les valeurs traditionnelles.

Le livret conserve pourtant sa force subversive. Carmen n’est pas soumise : elle choisit ses amants, elle quitte Don José quand elle n’en veut plus, elle refuse de se soumettre. Pour la première fois, une femme d’origine modeste impose sur scène son désir, son indépendance, sa dignité. Cette nouveauté heurte autant qu’elle fascine. Derrière Mérimée plane aussi l’ombre de Pouchkine : son conte La Tzigane, qu’il avait écrit en 1824, contient déjà les éléments essentiels de l’intrigue. Certaines répliques du livret, comme « L’amour est un oiseau rebelle », semblent plus proches de Pouchkine que de Mérimée, confirmant l’influence probable du poète russe.

Exotisme, sensualité et inventivité

Pourquoi Georges Bizet a-t-il choisi cette histoire ? Il aimait les figures de bohémiennes, déjà présentes dans ses œuvres antérieures. Il conservait aussi, de son séjour de jeunesse en Italie, une mémoire sensuelle du Sud, faite de liberté amoureuse et de jeunes filles entraperçues dans les rues. Enfin, l’Espagne lui offrait l’exotisme dont rêvait l’époque. Pourtant, Carmen n’a de véritablement espagnol que la Habanera et quelques castagnettes : le reste est une invention musicale. Mais cette Espagne imaginaire, fantasmée, plaît davantage qu’un réalisme documentaire. Elle devient un espace de projection universel, un mythe flamboyant. Bizet, sans jamais avoir mis les pieds en Espagne, crée une Andalousie plus vraie que nature.

Cette nouvelle partition allie en effet invention, clarté et efficacité. Elle séduit Nietzsche, qui y voit « le midi de la musique » face aux brumes wagnériennes. Les scènes d’ensemble rappellent Mozart, certaines couleurs d’orchestre évoquent Verdi, d’autres passages font songer à Gounod – auquel Bizet emprunte autant qu’il se démarque. À la première représentation, le 3 mars 1875, le public s’interroge. Le premier acte plaît, mais les suivants déroutent. Les harmonies audacieuses et les accords suspendus déconcertent. Certains critiques dénoncent l’immoralité de Carmen, la comparant à une prostituée, indigne de la scène.

Immortelle Carmen

Bizet vit ce demi-échec comme une blessure. Épuisé, souffrant, il quitte Paris fin mai pour Bougival. Il meurt dans la nuit du 2 au 3 juin, à 36 ans, sans savoir que Carmen allait bientôt conquérir le monde. On parle de pressentiments, de tensions conjugales, même de suicide, mais les causes médicales semblent suffisantes : une fièvre rhumatismale aiguë. Sa mort suscite des légendes : on dit que Galli-Marié, l’interprète de Carmen, éclatait en sanglots sur scène au moment même où son créateur expirait. Ce n’est sans doute qu’un mythe, mais il dit bien la force symbolique de l’œuvre.

Après sa disparition, l’opéra poursuit sa route. Dès 1876, il est joué à Vienne, Bruxelles, Londres, New York, Buenos Aires… partout. Ernest Guiraud remplace les dialogues par des récitatifs, facilitant son exportation. Carmen devient un phénomène mondial. Selon les statistiques, elle est aujourd’hui l’un des opéras les plus joués au monde, derrière La Traviata de Verdi. Cette popularité s’accompagne de centaines de transpositions, réécritures et hommages : Tchaïkovski, Rachmaninov, Busoni, Horowitz, mais aussi Nina Hagen, Stromae, Preminger ou Beyoncé s’en emparent.

Carmen devient une figure universelle : rebelle, sensuelle, vivante. Elle provoque encore : en 2014, une production est annulée en Australie par crainte de choquer un mécène antitabac. Mais au-delà des polémiques, Carmen s’impose comme une révolution : celle d’une femme libre qui choisit de mourir plutôt que de se soumettre. Bizet ne l’a pas su. Il n’a pas connu le triomphe de son œuvre. Mais Carmen, elle, lui a survécu – et continue de brûler les scènes du monde entier.

À lire :

Hervé Lacombe, Georges Bizet, Paris, Éditions Fayard, 2000.

Jérôme Bastianelli, Georges Bizet, Arles, Éditions Actes Sud, 2015.

Jean Rousselot, Georges et Carmen, Éditions Phebus, 2022.

Crédits images :

Bannière de la page d’accueil :

Manuel Cabral Aguado Bejarano, En la Romería de Torrijos, 1883. Huile sur toile. Dim. (H x L cm) : 69 x 99. © Colección Carmen Thyssen-Bornemisza en préstamo gratuito al Museo Carmen Thyssen Málaga.

Illustration du chapô :

Étienne Carjat, Georges Bizet, 1875. © WikiCommon.

Bannière de l’article :

Antonio Bonamore, «  Milano : Teatro Carcano. Carmen, opera in quattro atti di Giorgio Bizet », 1883. Estampe. © Gallica / BnF (Paris)

Bas de page :

Nadar, Célestine Galli-Marié, première interprète du rôle en 1875, en costume de Carmen, 1883. Photographie. © Gallica / BnF (Paris)

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