Barrès entre deux siècles : un tournant littéraire

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Article de Jean-Michel Wittmann, professeur de littérature française à l’université de Lorraine


Peu d’écrivains auront mieux su que Maurice Barrès accompagner les évolutions de la sensibilité littéraire, de la fin de siècle à la Belle Époque, de sorte qu’il a su gagner puis conserver durant toute cette période une place prééminente dans le monde littéraire français. Il n’est que de considérer le titre choisi pour ses deux premières trilogies romanesques, Le Culte du moi (1888-1891) puis, au tournant du siècle, Le Roman de l’énergie nationale (1897-1902), pour mesurer son extraordinaire capacité à sentir le besoin de renouvellement qui donne son mouvement propre à l’histoire littéraire et à y répondre en inventant, d’une décennie à l’autre, une forme romanesque appropriée et de nouveaux thèmes.

Du naturalisme au symbolisme

Alors que s’essouffle le roman naturaliste en même temps que l’idéal d’une littérature consacrée auxiliaire de la science et vouée à contribuer à la compréhension du monde et de la société, Barrès propose d’emblée une nouvelle formule romanesque. Sous l’œil des Barbares (1888) tourne le dos au réalisme et substitue à la représentation des réalités sociales l’étude d’un moi enfermé dans sa tour d’ivoire, façonné par ses lectures et dédaigneux des réalités extérieures. Au lieu de mettre au jour les déterminismes du milieu, le jeune écrivain s’attache au contraire à valoriser l’originalité et la singularité individuelle, c’est-à-dire ce qui échappe à ces déterminismes. La voie avait été tracée un peu plus tôt par le fameux roman de Joris-Karl Huysmans, À rebours (1884), qui dépassait le naturalisme en esquissant les idéaux littéraires de ce que l’on allait désigner par le terme de décadence ou, plus justement, de symbolisme. Avec Le Culte du moi, l’essai est transformé en coup de maître : voici le jeune Barrès consacré Prince de la jeunesse et fer de lance d’une nouvelle génération littéraire. C’est « toute une génération, séduite ou conquise, [qui] respira cet entêtant mélange d’activité conquérante, de philosophie et de sensualité », rappellera Léon Blum quelques années plus tard. André Gide, par exemple, qui publie son premier roman en 1891, choisit pour éditeur Perrin parce que c’est celui d’Un Homme libre.

Le sentiment de décadence nationale

Mais le jeune auteur du Culte du moi a su tout aussi bien entendre l’appel à la responsabilité lancé par Paul Bourget aux jeunes écrivains de son temps dans la préface de son roman Le Disciple, qui préfigure déjà, en 1889, le nouveau tournant que s’apprête à prendre la littérature française. Le recentrement sur le moi se justifiait par le constat, rappelé dans la postface du Culte du Moi, que « notre morale, notre religion, notre sentiment des nationalités sont choses écroulées ». À ce sentiment qui n’est rien d’autre que celui d’une décadence, qui hante alors les esprits du temps, toutes sensibilités littéraires confondues, et que traduit à sa manière le triomphe du symbolisme, Barrès comprend vite la nécessité d’apporter une nouvelle réponse littéraire. La trilogie romanesque du Roman de l’énergie nationale répond ainsi au souci d’exercer pleinement une responsabilité morale et sociale à l’égard de son public et de la nation, en érigeant le roman en arme contre la décadence nationale. Cette nouvelle ambition, bientôt partagée par un nombre croissant d’écrivains, dicte une nouvelle forme en même temps qu’elle impose de nouveaux thèmes : renouant explicitement avec le réalisme balzacien, Les Déracinés (1897) consacre Barrès en professeur d’énergie et en maître à penser, tout en amplifiant la vogue du roman à thèse, lancée par Le Disciple de Bourget. La place centrale de Barrès dans le monde littéraire et intellectuel français est alors renforcée par sa position de journaliste et d’homme politique, voire par son engagement dans l’Affaire, comme chef de file de l’antidreyfusisme, qui contribuera néanmoins à le discréditer aux yeux de la postérité.

La publication d’un nouveau cycle romanesque sur les provinces perdues, Les Bastions de l’Est (1905-1909), l’ensemble imposant des textes patriotiques qui composent la Chronique de la Grande Guerre, achèvent de transformer l’écrivain, devenu académicien en 1906, en notable des lettres et en champion d’un nationalisme cocardier, même s’il publie encore la remarquable Colline inspirée (1913). L’influence du premier Barrès sur la génération littéraire issue de la guerre n’en reste pas moins aussi profonde que durable, en dépit du procès ambigu que lui intentent les jeunes surréalistes en 1921, et il faudra en réalité beaucoup de temps à la génération des Mauriac, Drieu la Rochelle, Aragon, Montherlant, pour se départir de leur fascination pour Barrès.

À lire :

Pierre Citti, Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman (1889-1914), Paris, PUF, 1987.

Denis Pernot, Le Roman de socialisation, 1889-1914, Paris, PUF, 1998.

Fabien Dubosson, Dés-admirer Barrès, Paris, Classiques Garnier, 2019.

Crédits image : Maurice Barrès, dessin de Paul Charles Delaroche © Gallica/BNF

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