Barrès antisémite, parce que nationaliste et racialiste

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Article de Vincent Duclert, historien, chercheur au Centre Raymond Aron (CESPRA, EHESS-CNRS)


En 2020, l’historien Michel Leymarie conclut une longue étude sur Maurice Barrès antisémite : « Dans ses Cahiers comme dans ses romans, avant comme après l’acmé de l’Affaire, l’antisémitisme de Barrès est patent. […] Barrès n’est pas un antisémite occasionnel, comme l’attestent amplement ses engagements, ses relations, ses articles et ses romans. Son antisémitisme, qui doit sans doute à la peur et au refus de l’autre, est bien une composante centrale de son nationalisme ». (Archives juives). 

Le temps de l’antisémitisme revendiqué de Maurice Barrès converge en particulier sur celui de l’affaire Dreyfus où il s’affirme comme un antidreyfusard militant autant qu’un propagandiste de l’antisémitisme. Cette période commence en 1895 avec la condamnation, la dégradation puis la déportation du capitaine Dreyfus, innocent du crime dont il est accusé, frappé par une machination politico-militaire. Elle s’achève en 1908 avec les batailles contre la panthéonisation d’un de ses plus célèbres défenseurs, Émile Zola, et contre l’abolition de la peine de mort  au cours duquel le député Barrès cible « la race » de Joseph Reinach. 

L’antisémitisme obsessionnel de Barrès décroit ensuite, à mesure que son nationalisme se sépare d’une théorie pseudo-scientifique des races et que sa vision de la race française se fait plus englobante. Durant la Grande Guerre et l’« Union sacrée », il se fait plus attentif aux qualités du judaïsme et des israélites de France dans « les Diverses Familles spirituelles de la France » de L’Écho de Paris en 1916 et 1917. Barrès n’en maintient pas moins un essentialisme racial faisant des juifs un corps étranger à la nation, même si sa dangerosité se résorberait désormais au profit d’apports positifs.

Disparu en 1923, on ignore si Maurice Barrès serait allé jusqu’à regretter son antisémitisme obsessionnel des années de l’Affaire. Après sa mort, nombre de nationalistes s’en retournent au soupçon puis à la haine des juifs. Indissociable de son antidreyfusisme, l’antisémitisme de Barrès s’affirme toutefois bien avant 1895, en particulier durant sa campagne boulangiste. Ses articles du Courrier de l’Est, du Figaro des années 1889-1890 viennent à se réjouir de « cette vitalité de haine », « un merveilleux signe de vitalité pour l’antisémitisme », souhaitant que des partis s’emploient à « l’exploiter ». Mais l’événement dreyfusard correspond bien à l’acmé de son antisémitisme, avec une double logique que l’écrivain revendique publiquement. De la virulence polémiste, il passe à la science et à la nation. 

La trahison proclamée du capitaine Dreyfus atteint toute sa race puisque les races existent  selon une théorie racialiste notamment définie par un auteur de référence pour l’écrivain, Jules Soury. Être juif signifie alors appartenir à une race de trahison nationale. « “Judas ! traître !” Ce fut une tempête, écrit-il au sujet de la dégradation de l’officier le 5 janvier 1895. Sa figure de race étrangère, sa raideur impassible, toute son atmosphère révoltent le spectateur le plus maître de soi. » Au procès de Rennes en 1899, sa proximité renouvelée avec Jules Soury l’entraîne à des sentences définitives qu’il redouble en 1902 dans l’ouvrage Scènes et doctrines du nationalisme : « Je n’ai pas besoin qu’on me dise pourquoi Dreyfus a trahi. En psychologie, il me suffit de savoir qu’il a trahi. […] Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race ».

La trahison des juifs par logique raciale atteint la race française dans son entièreté. Elle est menacée dans son être profond par la race juive et par ceux qui prennent la défense de ses membres. Ce sont en particulier les intellectuels dreyfusards auxquels Barrès réserve une condamnation voulue définitive, « déchet fatal », symptôme au même titre que les juifs de « l’effort tenté par la société pour créer une élite » (1er février 1898, Le Journal). Le 4 octobre, il désigne  les « intrigants politiques [qui] ont ramassé ce petit juif comme une arme, comme un couteau dans la poussière », soulignant « la puissance énorme de la nationalité juive qui menace de “chambardement” l’État français ». Le nationalisme est donc affaire de races, justifiant que la nation se dresse contre les races étrangères et morbides. Zola panthéonisé devient sous la plume de Barrès le « métèque », sur le cercueil duquel « une sorte de messe noire sera dite […], une suprême fusée de la pestilence dreyfusarde » adviendra (Écho de Paris, 3 juin 1908).

Maurice Barrès a prêté son nom, associé son œuvre et convoqué ses titres en faveur d’un nationalisme transformé par la théorie raciale et la haine des juifs. Contre leur trahison et la corruption des intellectuels, l’antisémitisme vient protéger la nation et l’entraîne à se refonder. D’avoir ainsi associé  le nationalisme au racialisme, de l’avoir acclimaté à l’antisémitisme font de l’héritage barrésien le tombeau des sociétés démocratiques et des traditions françaises comme le relevait le dreyfusard et philosophe Lucien Herr dans une réponse de la Revue blanche à l’article du 1er février 1898.   

« Soyez convaincu que, si le mot race a un sens, vous êtes, comme nous tous, non pas l’homme d’une race, mais le produit de trois, de six, de douze races fondues en vous et indissolublement mêlées. […] L’homme qui, en vous, hait les juifs, et hait les hommes d’Outre-Vosges, soyez sûr que c’est la brute du douzième siècle, et le barbare du dix-septième siècle. Et croyez que le monde moderne serait peu de chose, s’il n’était l’avènement du droit nouveau, la lente croissance d’une volonté raisonnable, maîtresse de ces instincts et tueuse de ces haines. » Celui qui est aussi bibliothécaire de l’École normale supérieure annonce que l’antisémitisme « ne se discute pas ». Barrès commente la réponse d’un lapidaire et obsessionnel : « Je ne savais pas qu’il fût juif ! ».

À lire :

Michel Leymarie, Sur l’antisémitisme de Maurice Barrès (1). De l’enfance à la veille de l’affaire Dreyfus, in Archives juives, 2020/1, vol. 52, p. 111-129

Michel Leymarie, Sur l’antisémitisme de Maurice Barrès (2). De l’affaire Dreyfus au revirement des Diverses familles spirituelles de la France, in Archives juives,  2020/2, vol. 53, p. 4-29.

Vincent Duclert, Premiers combats. La démocratie républicaine et la haine des juifs, Paris, Gallimard, coll. « Tracts », 2021, 64 p.

Vincent Duclert, L’affaire Dreyfus. Quand la justice éclaire la République, Toulouse, éditions Privat, 2010.

Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1886-1891), Paris, CNRS Éditions, 2022

Laurent Joly, “Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République”, in Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2007/3 (n°53-3), P.63 à 90

Dominique Schnapper, Paul Salmona et Perrine Simon-Nahum (dir.), Réflexions sur l’antisémitisme, Paris, Odile Jacob, 2016 (dont la contribution de Steven Englund)

Crédits image : Capitaine Dreyfus à son procès, Le Petit Journal, 1894 © Wikimedia Commons

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