Au service de la vérité et de la foi : Les Provinciales
RETOUR AU DOSSIERArticle de Laurence Plazenet, professeure de littérature à l’université Clermont-Auvergne
L’origine des Provinciales est circonstancielle. Dans le contexte des querelles sur la grâce entre augustiniens proches du monastère de Port-Royal et molinistes de la Compagnie de Jésus, un vicaire de Saint-Sulpice avait, le 31 janvier 1655, refusé l’absolution à Roger du Plessis, duc de Liancourt et Pair de France, parce qu’il hébergeait deux théologiens proches de Port-Royal et que sa petite-fille, son unique héritière, était pensionnaire à l’abbaye. L’affront fait à ce grand seigneur, puissant et respecté, était cinglant. Antoine Arnauld vola à son secours. Il rédigea deux ouvrages en ce sens, la Lettre d’un Docteur de Sorbonne à une personne de condition et une Seconde Lettre à un Duc et Pair de France pour servir de réponse à plusieurs écrits qui ont été publiés contre sa première Lettre (le duc auquel Arnauld s’adresse est, cette fois, Louis-Charles d’Albert de Luynes). Mais, loin de remporter aucune victoire, ces textes pesants envenimèrent la situation d’Arnauld, qui devait être exclu de la Sorbonne le 18 février 1656.
L’ironie et le style au service de la cause augustinienne
La parution, le 23 janvier 1656, de la première Lettre écrite à un Provincial par un de ses amis marque un changement de stratégie. Il s’agit, cette fois, d’en appeler à l’opinion publique sous une forme percutante, capable de faire basculer du côté de Port-Royal curieux, hommes et femmes de goût peu au fait de disputes théologiques ardues, généralement évoquées en latin par des clercs partageant la même culture, alors qu’elles intéressaient le salut de chacun. Pascal, qui en est l’auteur, s’était déjà montré un redoutable polémiste dans le domaine scientifique et lors de la controverse qui l’avait opposé, en Normandie, à un ancien capucin, Jacques Forton, sieur de Saint-Ange. En 1656, il s’appuie encore sur l’exemple récent des Enluminures du fameux Almanach des PP. Jésuites (1654). En dix-huit tableaux ou « Enluminures » composés en octosyllabes, le recueil avait dénoncé divers scandales dont les jésuites s’étaient rendus coupables. Un style tantôt burlesque, tantôt plein d’indignation et de feu, avait assuré un fulgurant succès à l’ouvrage. Pascal reprend la recette.
Accompagné par Arnauld et quelques autres personnalités de Port-Royal, à l’instar de Pierre Nicole, il publie dix-huit « petites lettres » entre janvier 1656 et mars 1657 (la dernière date du 24 mars). S’il choisit la prose pour s’exprimer, il conserve l’anonymat pratiqué par l’auteur des Enluminures. Il privilégie, d’autre part, un format court (les tirages originaux comptent huit pages), un style bref (ou « coupé »), incisif, chargé d’ironie, souvent acerbe. Mais, surtout, Pascal varie habilement les genres. Il campe des personnages droit sortis de scènes de comédie – le naïf, l’intriguant, le vaniteux, le bavard, le « jésuite » dont il fait un type dramatique. Il les fait se mouvoir avec un sens très sûr de la dramaturgie et une drôlerie souvent irrésistible. D’autres passages relèvent de la vitupération, tandis que ses explications théologiques, fruit d’un travail soigné, éblouissent par leur apparente limpidité. Ailleurs, les charges qu’il livre, au détour d’une page, contre ses adversaires les pulvérisent avec une férocité d’une efficacité sans égale. Plusieurs paragraphes emportent l’admiration par leur hauteur de vue. Ce mélange habile, tissé de citations accusatrices et de dialogues vifs, triompha d’emblée. Les impressions se multiplièrent. Les Provinciales déchaînèrent le rire, et les passions.
Une charge virulente contre la casuistique jésuite
Le mystère qui entourait leur auteur, les descentes de la police du roi contre les libraires accusés de les imprimer, les réponses venimeuses que les jésuites composèrent rapidement, firent de la campagne un événement sans précédent. Le miracle de la Sainte Épine survenu à Port-Royal le 24 mars 1656 (une jeune fille qui était la nièce et la filleule de Pascal fut soudain guérie d’une fistule lacrymale dont aucun remède n’avait pu venir à bout) acheva de gagner les esprits à la cause du monastère et de ses amis.
Motivées par une dispute sur la grâce, les Provinciales ne constituent, cependant, pas un monolithe. Seules les dix premières lettres sont vraiment adressées à un ami de province. Les six suivantes sont destinées aux « Révérends Pères jésuites » et les deux dernières à l’un des plus farouches d’entre eux, le P. François Annat, nommé confesseur du roi depuis 1654. De la même façon, les disputes théologiques sur la grâce le cèdent assez vite à une vigoureuse dénonciation de la morale relâchée des jésuites et, en particulier, de leur scandaleux usage de la casuistique, afin de flatter leurs ouailles en leur offrant la promesse d’absolutions faciles – ou, plutôt, la garantie de la dissolution de toute espèce de faute par l’emploi d’un composé tendancieux de rhétorique et de probabilisme. C’est d’ailleurs à leur exigence rigoureuse de vérité, à leur refus d’accommodements qui permettaient de nier que le meurtre, par exemple, fût un crime, à leur plaidoyer en faveur de l’intégrité des clercs, que les Provinciales doivent la pérennité de leur réputation. L’intérêt qu’elles suscitèrent tint longtemps à leur accomplissement littéraire, maintes fois souligné. Le vigoureux plaidoyer de Pascal pour la liberté de l’intelligence et de la conscience face aux dogmes, face aux opinions reçues et aux pressions des puissants, saisissent encore davantage au XXIe siècle. Les circonstances qui ont motivé l’écriture des Provinciales sont historiques. Leur cause passe les siècles.
Les 12e et 18e Provinciales, brûlants plaidoyers contre l’obscurantisme
La dix-huitième Provinciale s’insurge ainsi contre la volonté des jésuites d’imposer à Rome et en France la condamnation de l’Augustinus (1640) de l’évêque Cornelius Jansénius en arguant qu’il contient cinq propositions hérétiques qu’il était d’impossible d’y lire factuellement. Homme de science et de faits, Pascal tonne contre l’exercice d’une autorité obtuse qui discrédite la cause qu’elle entend servir en se dressant contre l’évidence. Cruellement, il rappelle à ses adversaires deux affaires délicates : la condamnation de Galilée, le 22 juin 1653, et l’excommunication de saint Virgile, au VIIIe siècle, par le pape Zacharie. Virgile tenait qu’il existait des antipodes, à savoir un autre monde que le monde occidental. Il fut accusé d’hérésie. Las, la découverte, au XVe siècle, du continent américain lui donna raison : la condamnation du pape Zacharie, qui reposait sur une simple opinion, conduisit à un désaveu piteux pour la papauté. Sa position exposait même, eût-elle été unanimement suivie, à se priver de la possible évangélisation des peuples du nouveau monde, observe Pascal. Avec perfidie, sans prendre parti explicitement pour ou contre les thèses galiléennes qui n’étaient pas encore démontrées par des observations absolument sûres, il suggère que leur rejet risque désormais de produire un fiasco similaire. Ce faisant, il se prononce en faveur d’une totale indépendance des matières de foi et des matières de science, considérant qu’elles relèvent de deux ordres différents. Il avait posé le principe de cette distinction fondamentale dès sa préface pour un Traité du vide, au début des années 1640. L’idée, développée notamment dans les Pensées, qu’il convient de lire de façon figurée, et non littérale, les Écritures permet, du reste, d’admettre toute apparente contradiction entre leur propos et le discours de la science moderne sans que les premières soient soupçonnées de fausseté ou d’erreur. Pascal fournit de la sorte un moyen imparable de concilier foi et progrès des sciences, c’est-à-dire de distinguer sans ambages religion et obscurantisme, ou tentation de l’obscurantisme.
Pascal médite de façon générale sur les rapports de la violence et de la vérité dans l’éblouissante péroraison de la douzième Provinciale. S’il se montre dépourvu de la moindre illusion quant à l’aboutissement de l’ « étrange et longue guerre » qu’elles se livrent, l’une ne pouvant rien sur l’autre, car elles relèvent de deux logiques distinctes, car elles sont par essence sans rapport, il affirme en revanche que la vérité doit nécessairement triompher du mensonge ou de son altération et qu’elle l’emporte ontologiquement sur la violence : « la vérité subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis », proclame Pascal, ajoutant qu’elle « est éternelle et puissante comme Dieu même ». Il ne saurait guère être d’affirmation plus contraire, par la valeur qu’elle assigne au vrai et par la confiance qu’elle affiche en sa victoire, aux représentations sinistres de la cause augustinienne qui peuvent avoir cours. L’idée que l’homme est déchu par le péché originel, terriblement marqué par la faute, n’implique nullement pour Pascal de s’accommoder d’un monde racorni par le mal, soumis à la violence et à l’injustice, ou même de consentir à macérer dans son acceptation. Les Provinciales le prouvent : en levant le rideau sur les compromissions et les insinuations fallacieuses des jésuites, elles s’attaquent à des ecclésiastiques puissants et bien en cour. Elles en firent à jamais vaciller le prestige.
Loin d’être le remugle de disputes théologiques d’un autre âge, les Provinciales sont un cri magnifique contre l’oppression et toutes les intimidations. Avec elles, la « risée » ouvre un chemin à la résistance sans faille qu’appellent l’injustice et la falsification de la vérité.
À lire :
18e Provinciale, dans Pascal, L’Œuvre, éd. Pierre Lyraud et Laurence Plazenet, Paris, Bouquins, 2023, p. 956-957.
12e Provinciale, dans Pascal, L’Œuvre, éd. Pierre Lyraud et Laurence Plazenet, Paris, Bouquins, 2023, p. 834.
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Vue générale de l’abbaye de Port-Royal-des-Champs en 1674.© Wikimedia Commons