Après-guerre : la montée des nationalismes

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Article de Nicolas Bourguinat, professeur à l’université de Strasbourg


 

L’Allemagne, très morcelée avant 1870, devient après la guerre de 1870 un Empire fédéral de 25 États, rassemblés autour de la Prusse. Pendant que le nouveau Reich consolide son unité sur le souvenir de sa victoire, le sentiment national français, qui s’est formé autour de l’universalisme révolutionnaire, traverse une crise où se mêlent l’amertume de la défaite et l’esprit de revanche. L’absence de volonté expansionniste de la part de Bismarck et, du côté français, le désir globalement partagé d’éviter une nouvelle guerre permettent de contenir la montée des nationalismes, au moins pendant les dernières décennies du XIXsiècle. Mais cette rivalité nouvelle entre la France et l’Allemagne alimente régulièrement des tensions, jusqu’à la crise décisive de 1914. 

Depuis 1789 en Europe, dans cette ère nouvelle, démarrée par la Révolution française, qui retrouve un élan avec le « printemps des peuples » de 1848, la souveraineté se situe moins du côté des monarques de droit divin que du côté des nations elles-mêmes. Et après 1870-1871, l’Europe entre véritablement dans l’ère de la « nationalisation des masses », pour reprendre le terme de l’historien George Mosse, c’est-à-dire que les États travaillent eux-mêmes à produire du national, à créer de la cohésion nationale. Une exigence d’unité et de centralisation est souvent mise en avant aux dépens des particularismes, qu’ils soient linguistiques ou géographiques. Ainsi, désormais, pour l’Allemagne unifiée, il devient prioritaire de consolider la cohésion du pays contre les « forces centrifuges » catholiques et socialistes, pour ne pas parler des Alsaciens et des Polonais sujets du Reich. Il s’agit aussi de prendre ce moment paroxystique de l’affrontement franco-allemand que constitue le conflit de 1870-1871 pour base afin de doter les nouvelles générations de références communes en matière de « grands hommes », de « batailles fondatrices, de paysages et de lieux « emblématiques ». Du côté français, il en résulte une mémoire blessée, marquée par la révérence aux morts, bien sûr, mais aussi par la fracture séparant désormais de la mère patrie les provinces de l’Est, annexées au Reich. Du côté allemand, c’est une mémoire plus conquérante, où la reconnaissance envers le sacrifice des soldats tombés pendant la guerre voisine avec la célébration patriotique du Sedantag, le 2 septembre. 

En somme, les États, les savants et les intellectuels travaillent à « produire » du national, du sentiment d’appartenance, du lien collectif. Bien entendu, la scolarisation des masses par l’école primaire joue là un rôle essentiel et le service militaire, dont l’universalité a été un des facteurs de la victoire allemande de 1870-1871, représente également une ressource de toute première importance. Le service obligatoire contribue en effet à façonner les jeunes recrues dans un même moule patriote et à uniformiser les comportements et les valeurs. Graduellement, d’ailleurs, la France des années 1870 et 1880 refond ses principes de recrutement de l’armée de conscription. 

L’autre héritage de la guerre de 1870-1871 sur l’histoire des nationalismes est d’ordre géopolitique. L’avènement d’une puissante Allemagne unifiée, au cœur de l’Europe, avait en effet des conséquences majeures sur les équilibres du continent. Dans la primauté que cette Allemagne prenait sur la France, en premier lieu, avec une rivalité qui engendra régulièrement de vives tensions : menaces de guerre préventive en 1875,  frictions en 1887 autour de la frontière (affaire Schnaebelé), crises autour de l’influence au Maroc en 1905 et 1911… L’impératif du relèvement et de la « Revanche », sans être au premier plan dans la vie politique de la IIIe République, puisqu’il ne peut guère se déclarer ouvertement vis-à-vis du voisin allemand, n’est jamais absent des préoccupations françaises. Le jeu des alliances en lui-même finit par tenir son rôle dans l’engrenage conduisant à la Grande Guerre, car la France républicaine s’est finalement liée en 1891 à une Russie tsariste appelée à devenir de plus en plus antagoniste de l’Autriche-Hongrie dans les Balkans – une Autriche-Hongrie réconciliée avec l’Allemagne qui l’avait battue en 1866 et formant avec elle le bloc des « Empires centraux ». Pourtant, aussi ambitieux et conquérant fut-il, le nationalisme allemand s’était fixé ses propres limites, du moins tant que Bismarck resta au pouvoir, jusqu’en 1890 – notamment avec l’idée que le Reich du traité de Francfort de 1871 était un État « fini », et qu’il ne devait surtout plus chercher à se projeter au-delà de ses frontières, ni en direction de l’outre-mer. Et la naissance de ce nouvel État n’avait pas nécessairement été vue par les autres puissances, en 1870-1871, comme une menace : au contraire, il semble bien que partout en Europe, on jugeait l’unification allemande conforme au sens de l’Histoire et préférable, de toute façon, à un nouvel âge d’hégémonie française qui eût fâcheusement rappelé l’ère de Napoléon Ier. Mais après le départ de Bismarck et l’avènement de la « politique mondiale » voulue par le Kaiser Guillaume II, ce fut une toute autre affaire. 

 

À lire : 

Nicolas Bourguinat, Gilles Vogt, La Guerre franco-allemande de 1870. Une histoire globale, Paris, Flammarion, coll. « Champs histoire » , 2020 

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