Mort de la Comtesse de Ségur

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Par Nathalie Prince, professeure de littérature à l’Université du Mans


Il était une fois une petite fille russe du début du XIXe siècle, qui avait pour parrain le tsar en personne. Elle s’appelait Sophie.

Conte de fées ?

Sophie gambadait du matin au soir dans son domaine de 45 000 hectares, avalant tous les bonheurs permis à une petite fille de haute noblesse, n’était-ce sa mère, qui l’humiliait, la punissait et la privait de repas autant qu’on pouvait s’en prendre à une gamine désobéissante et fière. Son père, gouverneur de Moscou, avait eu la brillante idée de mettre le feu à sa ville pour repousser l’avancée des troupes de Napoléon, mais malgré la réussite de son plan, il avait été montré du doigt par ceux qui avaient vu leur maison brûlée par les flammes et le tsar avait ordonné son exil.

Embarquée du même coup dans les bagages, Sophie, après quelques haltes dans différents pays (Pologne, Allemagne, Italie), atterrit en France à 18 ans où elle se trouva fort rapidement mariée à Eugène de Ségur et sous l’autorité d’une marâtre tyrannique. « Mère gigogne » comme la nommait son époux, souvent accablée par de terribles migraines, Sophie mit au monde huit enfants à qui elle raconta des histoires, à l’heure du coucher, pour se changer la vie, pendant que son mari allait conter fleurette de son côté.

Cette histoire pourrait s’arrêter là, mais ce ne sont pas les cinquante-cinq premières années de la vie de Sophie de Ségur qu’il s’agit de raconter ici : ce sont les vingt suivantes, et l’autrice de cette notice cesse aussitôt d’écrire au passé tant elle souhaite rendre vivante et moderne la femme brillante qu’est la Comtesse de Ségur.

Nouveau conte de fée

À 55 ans, donc, Sophie de Ségur propose à Louis Hachette un recueil de cinq contes, intitulé Nouveaux contes de fées. Comment a-t-elle rencontré son éditeur ? L’Histoire ne le dit pas clairement, mais ce qui compte, c’est qu’elle se met à écrire, qu’elle est publiée et qu’elle ne va pas s’arrêter de sitôt ! Elle connaît immédiatement le succès. Elle discute ses contrats et négocie ses cachets pour qu’ils lui soient directement versés. Elle prend les rênes de sa vie.

Sans doute un peu lestées par une coloration morale et religieuse forte, une inspiration didactique et une obsession éducative, les fictions de la Comtesse de Ségur sont d’abord et avant tout une célébration de l’enfance sous toutes ses coutures : l’enfance outragée, l’enfance brisée, l’enfance martyrisée, mais l’enfance qui cherche à se libérer. Contextualisons. Comment une femme de la seconde partie du XIXe siècle peut-elle faire entendre sa voix dans un monde patriarcal qui ne considère pas les femmes (ou si peu) pour ce qu’elles sont mais pour ce qu’on leur dit de faire ? Comment parler des enfants – et aux enfants – à une époque où pas grand monde ne s’intéresse à eux pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils vont devenir (des adultes) ? Comment s’engager pour les enfants et dénoncer la maltraitance et/ou l’autorité abusive ?

La Comtesse de Ségur contribue à mettre l’enfant sur le devant de la scène littéraire, avec ses Blaise, ses deux nigauds, ses petites filles modèles (ou non), sa Sophie, ses « Jean qui grogne et Jean qui rit » et autres petits diables ou amours d’enfant ! À bien la relire, on comprend qu’elle encourage une éducation positive, assez proche des valeurs de l’éducation moderne d’aujourd’hui, fondée sur la parole, le jeu, la bienveillance, le respect de l’autre et l’importance d’un milieu familial équilibré !

Une grand-mère parle à toutes les petites filles

Une révélation, encore : l’écriture de la Comtesse de Ségur réussit à faire entendre la cause des femmes et en particulier des plus jeunes femmes. Dans Histoire de Blondine, de Bonne-Biche et de Beau-Minon, elle dénonce avec force l’ennui de l’éducation des petites filles : Blondine est endormie pendant sept ans afin d’acquérir sans peine tout ce qu’une jeune fille bien élevée doit savoir. Son enfance est gommée, comme si elle était un mal qu’il faut guérir : habilement, la Comtesse de Ségur accuse et propose quelques images où la femme s’impose. Le futur Prince Parfait, très inconsistant, restera un prince de compagnie, passif et soumis, au regard de l’indomptable Blondine, dans un scénario qui réinvente la posture résignée et passive des héroïnes de contes de fées… La « nouveauté » de ses histoires se cache dans les détails.

Même étonnement quand on lit La petite Souris grise. Rosalie est une petite fille qui ne peut pas sortir, qui ne peut pas parler aux gens et qui ne peut pas poser de questions. Ne lui a-t-on pas défendu d’être enfant ? Quand, à la fin, elle transgresse tous les interdits et lève le voile qui cache le cadeau de son futur mari, on peut s’autoriser une lecture indiscrète et y voir la révélation de la féminité, de la nudité et de la sexualité. Sa chute prend alors tous les aspects d’une élévation : Rosalie devient une femme dans un recueil de contes que la Comtesse de Ségur dédicace à ses deux petites-filles, Camille et Madeleine de Malaret !

Quant à Sophie, elle constitue un des personnages les plus inspirants de la littérature de jeunesse, double au miroir de l’autrice qui lui a donné son nom…

La fécondité littéraire de la Comtesse de Ségur parle du plus intime et du plus personnel en une ronde subtile qui fait tourbillonner tous les âges de la femme et, plus largement, toute la « petite comédie humaine » qu’elle a imaginée.

À relire sans modération.

À lire :

Hortense DUFOUR, Comtesse de Ségur, née Sophie Rostopchine, Paris, Flammarion, 1990.

Europe, n° spécial consacré à la Comtesse de Ségur (Anne Struve-Debeaux dir.), juin-juillet 2005, n° 914-915.

Francis MARCOIN, La Comtesse de Ségur ou le bonheur immobile, Arras, Artois Presses Université, 1999.

Nathalie PRINCE, La Littérature de jeunesse, Paris, Armand Colin, 2021.

Crédits images 

Illustration d’accueil : Les malheurs de Sophie (13e éd.), par Mme la comtesse de Ségur, Hachette, Paris, 1880 © Gallica/BnF

Illustration du chapô : Sophie Rostopchine, Comtesse de Ségur, Orest Kiprensky, 1823 © Wikimedia Commons

Illustration de l’article : Les vacances, d’après la comtesse de Ségur, Ed. des Enfants de France, Paris, 1938 © Gallica/BnF

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