Mort de Jules Michelet

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Par Pascal Ory, historien, de l'Académie française


Jules Michelet – souvent et significativement élidé en « Michelet » – est le seul historien français des temps modernes dont le nom figure dans certaines histoires de la littérature. Il doit incontestablement ce privilège au lyrisme qui, dans ses grands moments, soulève sa prose et l’apparente sans contexte à l’« école romantique » mais aussi – et sans doute surtout – à l’importance que la culture républicaine a accordé à son œuvre et aux engagements publics de son auteur.

Le fils de l’imprimeur

Son lieu de naissance, en 1798 – à Paris, dans l’imprimerie de son père, installée dans une église déconsacrée par la Révolution – résume symboliquement sa situation idéologique, précisée par la ruine paternelle, effet fatal de la censure napoléonienne. Bourreau de travail, le jeune Michelet venge son père et monte dans l’échelle sociale par les études, qui le conduisent jusqu’à l’agrégation et font de lui, à vingt-neuf ans, un maître de conférences au sein d’une École préparatoire qui va être quelques années plus tard rebaptisée École Normale puis École Normale supérieure. Mais c’est la politique qui le conduit jusqu’aux sommets.

Le régime politique issu de la Révolution de 1830 – celui-là même qui renomme l’École préparatoire et l’installe rue d’Ulm – s’avère être une vraie monarchie de professeurs, au sein de laquelle les grands aînés de Michelet s’appellent Victor Cousin, François Guizot ou Abel-François Villemain. Cette proximité avec le cœur intellectuel de la Monarchie de Juillet lui permet de devenir suppléant de Guizot à la Sorbonne puis, en 1838, professeur au Collège de France, tout en dirigeant la « Section historique » des Archives nationales, à la tête de laquelle il a été nommé dès le 21 octobre 1830 par Guizot, ministre de l’Intérieur – et créateur (le même jour) de l’administration des Monuments historiques.

Jules Michelet, archiviste en chef

Cette relation directe, quotidienne et parfois exaltée, avec le document historique au sein de « cette admirable nécropole des monuments nationaux », Michelet en parle dans des termes emprunts de religiosité laïque, tenté, dit-il, de reprendre à son compte les mots d’un moine entrant au monastère et citant le Psalmiste : « Voici l’habitation que j’ai choisie et mon repos aux siècles des siècles ». Mais elle lui permet surtout de s’éloigner de toute une historiographie plus soucieuse de beau style que d’exactitude et plus attachée à l’anecdote qu’à la synthèse. Et cette exaltation l’emporte vers un projet gigantesque dont l’objet – ni plus ni moins que le destin de la nation française – dit tout, justifiant qu’il y voue ses principaux efforts à partir de 1833 et jusqu’à sa mort, quarante ans plus tard. La publication de son Histoire de France s’étendra donc sur trente-cinq années et comptera dix-sept volumes, accompagnée de celle d’une Histoire de la Révolution en sept volumes qui s’intercale en son sein, entre la fin de la Monarchie de Juillet et les débuts du Second Empire. Ce labeur exceptionnel installe dès cette époque son auteur dans le rôle de l’Historien de référence, devant lequel ses confrères feraient pâle figure.

Héritage partagé

Cette réputation flatteuse se nourrit de deux caractéristiques bien propres à susciter des passions opposées autour de son œuvre : un style fiévreux et théâtral, mis au service d’une pensée démocratique et anticléricale. Les essais que Michelet publie dans les années 1840 en témoignent : Des Jésuites, Du prêtre, de la femme, de la famille, Le Peuple. Ceux qu’il publiera sous le Second Empire – où le régime le prive de sa chaire au Collège comme de sa direction aux Archives nationales – illustrent mieux encore l’envol d’une pensée : L’Insecte, L’Oiseau, La Mer, la Montagne, La Femme, La Sorcière, L’Amour, la Bible de l’Humanité,… Dans le panthéon d’une culture héritière des Philosophes du XVIIIe siècle la figure de Michelet cumule cet « esprit des Lumières » et sa situation, à partir de 1851, de « républicain de l’Empire », l’alter ego historien de l’écrivain Hugo.

L’historiographie des générations qui ont suivi – Michelet meurt en 1874, quelques années avant la victoire électorale des républicains – a pu être sévère à son égard. Les tenants d’une histoire se voulant « méthodique », érudite et étrangère aux jugements de valeurs ont eu beau jeu de pointer les faiblesses de sa documentation, les obscurcissements de ses partis-pris. Ceux d’une histoire aussi événementielle, psychologique et rhétorique que la sienne mais nourrie de présupposés politiques opposés – comme ceux de l’Action française dans l’Entre-deux guerres – se sont servis de ces limites pour essayer de le délégitimer. Mais l’un des maîtres de l’« école des Annales », Lucien Febvre, n’est pas le dernier à nuancer la critique et à consacrer une large place au « créateur de l’Histoire de France » dans les leçons qu’il a données au Collège sous l’occupation allemande. Et chaque génération, depuis lors, a trouvé dans Michelet de quoi nourrir son actualité, y compris – voire surtout – dans ses essais. Ainsi les pionniers de l’« action culturelle » ont-ils repris à leur compte les mots d’ordre du Banquet, principal ouvrage posthume de Michelet, ainsi toute une historiographie empreinte de féminisme a-t-elle fait fête à sa Sorcière – sans doute le livre de Michelet qui gênait le plus ses thuriféraires.

Le tombeau du Père-Lachaise, reconstruit par souscription publique à l’heure du triomphe de la République, met en valeur la maxime la plus connue de l’auteur, faisant de l’Histoire « une résurrection », celle « de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces mais dans ses organismes intérieurs et profonds » : le programme continue de hanter l’inconscient collectif de toute une corporation.

À lire :

Œuvres de Jules Michelet :

Jules Michelet, Histoire de France, Choix de textes présentés par Paule Petitier, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2013

Jules Michelet, Tableau de la France, Paris, Éditions des Équateurs, 2011

Jules Michelet, Histoire de la Révolution, Tomes 1 et 2, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1998

Jules Michelet (Préf. Richard Millet), La Sorcière, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », 2016

Ouvrages critiques :

Lucien Febvre, Michelet, Créateur de l’histoire de France, Paris, Éditions Vuibert, coll. « Vuibert histoire », 2015

Paule Petitier, Jules Michelet, Histoire d’un historien, Paris, Grasset, 2006

 

Crédits photos :

Illustration d’accueil : Portrait de Jules Michelet par Thomas Couture, vers 1865 © Paris Musées/Musée Carnavalet

Illustration du chapô : Tombeau de Jules Michelet, illustration extraite de la biographie de Jules Michelet par F. Corréard © Gallica/BnF

Illustration de l’article : Jeanne d’Arc, par Jules Bastien-Lepage, 1879 ©The Met Collection/Metropolitan Museum (New York)

Illustration de la bibliographie : Une leçon de Michelet au collège de France. Peinture de François Flameng ornant le péristyle du premier étage à la Sorbonne, fin du XIXe siècle. Jules Michelet est représenté en compagnie d’Edgar Quinet, Villemain, Guizot, Victor Cousin et Ernest Renan. © Wikicommons

 

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