4/10 – Les lettres

RETOUR AU DOSSIER

La période du Second Empire est extrêmement riche et inventive lexicalement. En témoignent l’argot dans Les Misérables, la variété des discours dans l’œuvre de Zola, les termes scientifiques faisant irruption dans la langue artiste des Goncourt, ou d’un autre côté la préciosité parnassienne. Mais aussi les grandes entreprises du Larousse, dictionnaire de choses, encyclopédique et ouvert au grand public, et du Littré (1859-1872), dictionnaire de mots, axé sur la langue classique et amoureux positiviste de son passé. Si Hugo a proclamé « Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe » (Contemplations, I, 7), la rhétorique n’est pas morte – mais dissociée de force d’un appareil scolaire perçu comme artificiel, avant de quitter les classes (elle disparaît des programmes en 1902).

La poésie peut rester oratoire, elle ne révolutionne pas encore la grammaire. La métrique est en pleine évolution : la régularité classique règne dans les Fleurs du Mal, tandis que Baudelaire rêve de proses qui suivraient les rythmes de la conscience, en s’acheminant vers le poème. On entend peu à peu dans le vers des accents qui l’assouplissent, des mots inhabituels à la rime, la césure s’estompe, l’impair de Verlaine correspond aux nouvelles exigences musicales proches de l’impressionnisme. Plus que l’expression, on cherche la suggestion.

Le roman peut se faire poésie : Flaubert rêve et retravaille ses phrases par amour du Beau, pictural, musical, évocateur. Le style – non plus scolaire, mais créateur – devient l’idéal de l’écrivain. La créativité et l’audace ouvrent la langue artistique à de nouvelles expériences – doublées par une multiplication de pamphlets. L’emploi impressionniste des noms et des adjectifs en est un exemple frappant, des Goncourt à Daudet. Cette langue littéraire s’éloigne ainsi de l’usage, comme le remarquera bientôt l’historien de la langue Ferdinand Brunot. Elle va dès lors osciller entre deux vocations. « Conservatoire », réserve de chefs-d’œuvre où s’idéalise la parole et où se mire la langue – et « laboratoire » (deux termes de G. Philippe), chambre de fabrication, puisque l’écriture s’achemine parfois vers un nouvel idiome. Les chefs-d’œuvre sont écrits dans une « langue étrangère », dit Proust, admirateur de Flaubert.

Ces nouveautés, qui vont de pair avec une indépendance esthétique et une grande profondeur morale, peuvent être mal accueillies. Si Hugo, après la polémique des Châtiments, publie ses Contemplations en 1856, les Petites épopées de La Légende des siècles en 1859, sa haute stature d’exilé et son programme polémique lui permettent des jugements explicites. En revanche, 1857 voit les procès de Madame Bovary dont le discours indirect est propice aux ambiguïtés, et des Fleurs du Mal. L’autonomisation de la littérature explique les discours et les stratégies ou manifestes, les petites revues de groupes d’auteurs. Mais en même temps nombre d’écrivains vivent de la presse, qui accompagne cet âge d’or du roman et de la critique.

Yves Bruley, maître de conférences HDR à l’École Pratique des Hautes Études, directeur de France Mémoire

Crédits photos :

Illustration de l’article : Intérieur de la librairie Poulet-Malassis, 17 rue de Richelieu, IIe arrondissement, Paris, 1860 © Paris Musées/Musée Carnavalet

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